Sous les auspices d’Alain de Benoist… et de Jean-Jacques Rousseau
2012-2022 : Dix ans d’aventure intellectuelle avec Éléments (partie 2)
Je vous ai raconté dans le premier épisode de cette petite série rétrospective comment la découverte de la revue socialiste-révolutionnaire Rébellion avait fait germer en moi de gros doutes quant aux tenants et aboutissants de la lutte que nous pensions mener avec les groupes « antifa ». Nous nous étions laissés lorsque, rasant les murs et le regard fuyant, je sortais de la Librairie nationale un jour d’automne du début des années 2000, un exemplaire d’Éléments serré sous mon bombers. Je venais, sans le savoir, de mettre le doigt dans un drôle d’engrenage, qui allait me mener bien loin des milieux où j’évoluais alors.
J’ai malheureusement oublié aujourd’hui de quel numéro il s’agissait exactement, je me souviens seulement qu’il devait dater probablement de 2005, quelques mois avant mon départ pour la Chine, où j’allais passer toute une année qui me donnerait, un peu par la force des choses, l’occasion de rompre avec les groupes dans lesquels j’étais actif. L’époque où, tout en animant la section jeunes du parti trotskiste local dans lequel j’occupais les fonctions de secrétaire politique, je commençais à lire Proudhon, Émile Pouget, Georges Sorel, Edouard Berth, George Orwell, Pasolini – et, sous leur influence, à remettre en question mes premières années d’engagement. J’étais progressivement en train de comprendre qu’en dépit de ce qu’on avait trop longtemps essayé de me faire accroire, la gauche n’était pas l’alliée naturelle du socialisme mais bien plutôt un des obstacles à son plein développement. Je reviendrai peut-être un jour plus spécifiquement sur les raisons précises qui m’ont fait couper les amarres avec la gauche.
A force de lire Éléments, on finit par aimer ça !
Quelques années plus tard, de retour de Chine, je me revois sur une terrasse de Neuchâtel, un autre numéro d’Éléments entre les mains. Cette fois je l’identifie très bien : c’est le n°131, daté du printemps 2009. Sous mes yeux la photo d’un visage moustachu et bougon, celui de l’écrivain d’origine roumaine Claude Karnoouh. Un grand titre en haut de la page : « Les Russes n’ont pas oublié Staline. » Je n’en reviens pas de voir ce magazine classé à l’extrême droite par les arbitres des élégances médiatiques donner la parole sur plusieurs pages à un auteur ouvertement communiste. J’aurais l’occasion, par la suite, de faire connaissance avec Claude Karnoouh et de le rencontrer quelques fois dans le bistrot de son quartier parisien, où ce grand amoureux des chats me recevrait toujours avec beaucoup d’amabilité jusqu’à sa mort en septembre de l’année passée. J’en garde le souvenir d’un sympathique vieux râleur avec qui on pouvait batailler ferme sans crainte de le froisser, mais aussi et surtout d’un homme intègre qui n’avait jamais fait de concession et avait payé très cher son engagement.
Dans ce même numéro, un certain Robert de Herte signait un éditorial intitulé « Russie-Europe, même combat ! ». Sur le même sujet on y trouvait deux entretiens, l’un avec le théoricien de l’eurasisme Alexandre Douguine et l’autre avec le spécialiste de géopolitique Aymeric Chauprade, que j’aurais aussi l’occasion de rencontrer deux ans plus tard (j’organisais une de ses conférences en Suisse) et qui connaîtrait depuis un itinéraire politique un peu… particulier. Quoi d’autre ? Un article de feu Jean-François Gautier – à qui je dédierais plus tard un numéro de Krisis (il y publierait son tout dernier texte) – sur les rapports entre neurologie et perception de la beauté, un papier de Michel Marmin rappelant les démêlés de Charlie Chaplin avec l’administration Nixon, une méditation philosophique de Pierre Le Vigan sur le thème « réalisme et métaréalisme », un entretien avec un romancier en pleine ascension (l’excellent Olivier Maulin), une recension du dernier livre d’Alain Badiou (encore un communiste, décidément !), un article d’Éric Werner autour de l’œuvre d’Albert Camus, ou encore une « défense et illustration du surréalisme populaire » tout à fait passionnante écrite par un certain Robin Turgis. Un vrai régal pour l’esprit, de la première à la dernière page.
Une rencontre déterminante : Alain de Benoist
C’est ce jour de 2009 je crois, après avoir lu régulièrement Éléments pendant trois ou quatre ans, que j’ai décidé de franchir le pas et de proposer ma plume à cette revue qui, décidément, était de loin le titre de presse le plus passionnant que je trouvais dans les kiosques. Je décide alors, tout simplement, d’écrire à Alain de Benoist, que j’avais eu la chance de rencontrer un an auparavant, alors qu’il m’avait aimablement reçu dans son appartement parisien pour répondre à quelques-unes de mes questions dans le cadre d’un entretien vidéo. Il m’avait accordé près de deux heures d’interview dans son salon et j’avais été impressionné par son amabilité et par l’attention qu’il accordait ainsi à un jeune homme qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam, qui n’était accrédité par aucun média et qui n’avait d’autre prétention que de tourner de petites vidéos pour une obscure chaine Dailymotion. Détail significatif : notre conversation avait été interrompue à deux reprises par un livreur venu apporter des colis de livres. Ça semblait faire partie de son quotidien et j’en avais déduit que l’écrivain, connu pour posséder la plus grande bibliothèque privée de France, devait agrémenter celle-ci de plusieurs volumes chaque jour que Dieu fait – pardon : que les dieux font (nous sommes chez de Benoist tout de même). Et je n’avais encore rien vu : quelques années plus tard, il me ferait découvrir sa maison de campagne, dont les murs de chaque pièce sont littéralement tapissés d’étagères chargées de dizaines et de dizaines de milliers d’ouvrages (il s’avère en vérité qu’il en possède environ 200.000). Quoi qu’il en soit cette première rencontre avec le maître d’œuvre de la revue Éléments fut déterminante et rendit possible tout ce qui devait arriver ensuite.
En réponse à mon courriel, et à une proposition d’article relative à l’histoire de la démocratie suisse, de Benoist me recontacte avec une formule un peu désarmante : « Je ne vois pas pourquoi vous ne pourriez pas écrire chez nous. » Une esquisse d’entrée en matière construite sur une double négation : curieux. Il me met en relation avec Pascal Eysseric, alors rédacteur-en-chef de la revue, avec qui nous échangeons les mois suivants divers coups de téléphone et courriels avant de nous rencontrer un jour d’été, au café de l’Europe, près de la Gare-de-Lyon. Il était temps que je puisse mettre un visage sur cette voix car lorsqu’il me téléphonait jusqu’alors la ressemblance de son timbre avec celui de Laurent Ruquier était assez déstabilisante et je pensais toujours, les premières secondes, qu'on m'appelait pour deviner le contenu de la valise RTL.
Nous sommes en avril 2012 et mon tout premier article paraît, un texte court d’une demi-page que j’intitule « Fraternité des peuples ou union sacrée des classes ? ». J’y évoque les rapports entre identités nationales et identités de classes dans La Grande illusion de Jean Renoir. Coïncidence amusante : des années plus tôt, le futur rédacteur-en-chef intégrait la revue et signait son tout premier article, consacré lui aussi au même film. Pascal et moi étions donc faits pour nous entendre, et de fait ça a été le début d’une longue collaboration qui dure toujours. Je me souviens très bien de ce tout premier article, c’était dans le n°143 et en couverture figurait, par un troublant hasard, un des écrivains qui a le plus compté dans mon itinéraire intellectuel et humain : Jean-Jacques Rousseau. Une dizaine d’années plus tard j’avais le bonheur d’acquérir une maison qui faisait face à celle de l’auteur du Contrat social. Aujourd’hui je vois ses fenêtres chaque matin depuis les miennes. Tout se tient.
Entourée en rouge, la maison de Jean-Jacques, vue de ma fenêtre...
L’esprit de liberté, l’insolence, l’intelligence et l’amitié
Dix ans plus tard, après des dizaines d’articles publiés dans les pages de cette revue, quel bilan tirer – bilan d’étape bien sûr – et pourquoi avoir fait ce choix ? Cette question m’ayant été posée il y a deux ans par le site Breizh Info, je répéterai simplement ce que j’y avais dit, car je n’ai rien à y ajouter. J’ai immédiatement été séduit par la qualité de cette publication qui conjugue une approche originale et très libre des sujets traités, une grande exigence intellectuelle et une vraie variété dans les points de vue proposés. Éléments est un laboratoire d’idées qui n’est ni monolithique ni figé, qui ne s’interdit aucune remise en question ni aucune expérimentation, ce que j’apprécie particulièrement car nous avons besoin d’air pur et d’un vrai climat de liberté pour mener nos recherches et avancer.L’image qui m’en était donnée de l’extérieur n’a fait que se confirmer lorsque j’ai rejoint l’équipe de rédaction. J’y ai trouvé une dynamique d’émulation ainsi qu’une atmosphère de travail où priment la curiosité, l’ouverture d’esprit, le goût des initiatives transversales et une absence totale de sectarisme. Même si notre revue porte un certain courant de pensée, elle est plus proche de la nébuleuse que de la chapelle et elle se présente comme un média dans lequel les individualités ont toute leur place et où le débat d’idées prime sur la discipline de groupe.
Éléments, c’est avant tout un esprit de stimulation intellectuelle réciproque, de curiosité, de tolérance, un goût pour l’altérité, pour les aventures de la pensée, les synthèses les plus audacieuses – un esprit qui rejoint tout à fait cet idéal démocratique qui est le mien et qui n’est pas qu’une affaire de fonctionnement politique mais une vraie éthique du quotidien. Lassé par les crispations doctrinales des milieux que j’avais pu fréquenter précédemment (notamment dans la gauche radicale), j’ai trouvé auprès d’Alain de Benoist, de François Bousquet, de Pascal Eysseric et du reste de l’équipe le souffle de liberté dont j’avais besoin pour progresser. Si nous nous retrouvons tous autour de quelques fondamentaux – la critique radicale du libéralisme et du mondialisme, l’amour de l’histoire et du patrimoine européens, le souci écologique, la défense inconditionnelle de la liberté d’expression, etc. – il arrive aussi que nous nous opposions sur d’autres sujets, ce qui est souvent l’occasion de véritables clashs, comme dans notre rubrique « Les duellistes » ! Mais ces divergences n’ont jamais posé de problème, elles sont au contraire vécues chez nous comme un enrichissement, et les discussions sont toujours plus animées et intéressantes entre gens d’avis différents qu’entre gens persuadés des mêmes choses. Voilà donc ce qui m’attache à Éléments : l’esprit de liberté, l’insolence, l’intelligence et l’amitié.
Une partie de la rédaction d'Eléments, lors d'un de nos séminaires estivaux
J’ai voulu insister dans cet épisode sur la question des affinités et des personnes car ce sont des critères essentiels lorsqu’on se choisit une famille intellectuelle. Je reviendrai dans le prochain épisode plus spécifiquement sur les questions d’ordre idéologique. La revue Éléments entraîne dans son sillage, souvent bien malgré elle, une réputation sulfureuse qui a tendance à donner des haut-le-cœur aux plus conformistes et à hérisser les bien-pensants. Pourquoi ? C’est ce que nous verrons la prochaine fois.