David L'Epée
David L'Epée

22 janvier 2023 6 minutes de lecture

Le genre existe : inutile de le nier

Bérénice Levet, une philosophe que j’ai toujours appréciée, a déclaré il y a quelques jours qu’il fallait renoncer désormais à utiliser le terme de « genre ». Je suis persuadé qu’elle fait fausse route.

Bérénice Levet était l’invitée du premier Club Le Figaro Idées de 2023 consacré à la lutte contre le wokisme. Le 21 janvier Le Figaro diffusait sur les réseaux sociaux une photo de la philosophe accompagnée d’un extrait de sa conférence.

J’apprécie Bérénice Levet, qui est d’un commerce agréable et qui est l’auteur de plusieurs livres de qualité, notamment La Théorie du genre ou le monde rêvé des anges (Grasset, 2014) et Le Crépuscule des idoles progressistes (Stock, 2017). J’ai eu l’occasion de parler de son travail et d’en dire le plus grand bien dans plusieurs articles (notamment ici) et également de l’interviewer (ici), ce qui avait donné lieu à quelques échanges tout à fait intéressants. C'est elle, d'ailleurs, que j'ai remplacé au pied levé il y a quelques jours devant le Parlement européen lors de mon intervention sur le wokisme.

Eh bien pour une fois je ne peux pas la suivre, il m’est impossible d’adhérer à cette phrase mise en exergue par Le Figaro. Arrêtons-nous quelques minutes sur ce qu’elle nous dit :

Il faut renoncer à utiliser le terme de « genre » parce qu’il postule que tout est construit, or nous avons bien un sexe et il est biologique.

Or non, le genre ne postule absolument pas que tout est construit, il postule seulement (et c’est difficilement contestable) qu’il existe, au-delà du sexe biologique, ce que nous pourrions appeler un sexe culturel, une expression sociale, culturelle, des identités sexuées. « Le sexe est au genre ce que l’homme est à la virilité et ce que la femme est à la féminité, écrivent Helen Pluckrose et James Lindsay dans leur passionnant essai Le Triomphe des impostures intellectuelles. Le genre a apparemment toujours été compris comme corrélé au sexe tout en étant distinct. » (H&O, 2021, p.138) Pourquoi dès lors le nier ou vouloir occulter un terme si nécessaire pour comprendre comment nous fonctionnons en tant qu’êtres sexués ?

Ce n’est pas parce que certains font dire au genre n’importe quoi qu’il faut le liquider…

 

Mais le genre, qu’est-ce que c’est ?

Revenons aux définitions pour éviter toute polémique inutile. Judith Butler, principale doctrinaire de la gender theory, définit le genre comme « la stylisation répétée des corps, des actes qui se figent avec le temps de telle sorte qu’ils finissent par produire l’apparence de la substance » (Troubles dans le genre, La Découverte, 2006, p.109). Pour le dire autrement, le genre est le pendant social, culturel, du sexe biologique, et se trouve si intégré dans nos pratiques quotidiennes qu’il est parfois difficile de distinguer ce qui, dans nos manières d’être et nos rapports à notre identité sexuée, relève de l’inné ou de l’acquis. Certains chercheurs, comme Thierry Vincent, traduisent cette opposition comme étant celle du sexe anatomique au sexe identitaire (il en parle dans son livre L’Indifférence des sexes, Arcanes/Erés, 2002). Selon Colette Guillaumin, si ce sont les « caractéristiques propres à la reproduction sexuée » qui distinguent mâles et femelles, la distinction entre hommes et femmes, elle, est de l’ordre des « groupes sociaux qui entretiennent une relation déterminée et sont constitués au sein même de cette relation par des pratiques spécifiques » (Sexe, race et pratique du pouvoir, Côté femmes, 1992, p.102). Cette deuxième catégorie est très proche, on le voit, de qu’on appelle aujourd’hui le genre. La chercheuse Lorena Parini, qui y voit moins une catégorie qu’un processus, définit le système de genre comme « une construction sociale des significations liées au sexe biologique » (Le Système de genre. Introduction aux concepts et théories, Seismo 2006, p.15). Il y a bien, en dépit de ce que prétendent les féministes les plus culturalistes, un rapport de corrélation entre sexe et genre.

Si on laisse de côté les sous-entendus militants de ces tentatives de définition, il faut bien convenir que le genre est une notion qui ne peut pas être niée. Il existe bien en chacun de nous et dans les rapports que nous entretenons les uns avec les autres quelque chose qu’on peut appeler le genre et qui ne peut être confondu ni avec le sexe au sens biologique ni avec la sexualité, quand bien même il y semble lié. Cette chose, spécifiquement humaine et qui nous distingue radicalement des autres animaux, variable selon les époques, les peuples ou les milieux sociaux, est une production culturelle construite sur le temps long, faite à la fois d’éléments qui semblent quasiment intangibles et d’autres au contraire en perpétuel changement selon les modes et l’évolution des mœurs. « Le genre représente la dimension sociale-historique, culturelle et symbolique de l’appartenance au sexe biologique » écrit Alain de Benoist dans sa brochure Non à la théorie du genre ! (Mordicus, 2014, p.20). Au-delà des réalités anatomiques c’est ainsi le genre qui fonde ce que nous identifions comme la féminité ou la virilité. Il n’y a absolument pas besoin d’être existentialiste ou féministe pour reconnaître cette réalité évidente !

C’est pour cela qu’il importe de distinguer le genre comme catégorie explicative et le genre comme idéologie prescriptive (ou contre-prescriptive), distinction que Bérénice Levet fait dans ses livres en affublant, dans le deuxième cas, le genre d’une majuscule (le « Genre »). Là où commence la controverse, c’est lorsqu’on s’interroge sur les rapports exacts qui lient le sexe et le genre et qu’on cherche à subvertir le rapport identitaire que nous avons à notre propre sexe sous prétexte de « déconstruction ». Si la formule beauvoirienne « on ne naît pas femme, on le devient » nous dit quelque chose sur le genre, l’idéologie du genre, elle, commence lorsque Judith Butler ajoute à cette phrase un cinglant « ou pas » – un petit addendum qui fait toute la différence.

A mi-distance entre nature et culture

Poser la question des liens entre le sexe et le genre revient à rouvrir un très vieux débat philosophique, celui du lien entre nature et culture. Le rapport entre les deux paraît être de l’ordre de la disposition plutôt que du strict déterminisme, la culture ne faisant que donner une forme, une expression, à la différence anatomique des sexes. Il semble raisonnable de penser, eu égard à la complexité de la question, que la vérité en la matière se situe à égale distance des réductionnismes biologiques et des théories de la table rase – qu’il convient de renvoyer dos à dos comme deux formes de compréhension hémiplégique du réel.

L’idéologie du genre, que Bérénice Levet critique – et dont je conteste moi aussi la validité – se caractérise avant tout par une forme de culturalisme radical mu par le désir prométhéen de s’affranchir de tout déterminisme biologique et de tout rapport, même indirect, entre sexe et genre. C’est cette idéologie (qu’on a pris l’habitude depuis une dizaine d’années d’appeler « théorie du genre ») et non le genre lui-même qui pose problème et qui doit être combattu ! Mais on ne la combattra pas en tombant dans le travers inverse et en opposant à l’impasse culturaliste une impasse naturaliste tout aussi peu conforme à la réalité du fait sexuel. C’est faire fausse route que de penser qu’il n’existe rien entre le biologisme caricatural et la théorie de la table rase. En cédant à une certaine facilité rhétorique (nier une réalité sous prétexte que cette dernière est instrumentalisée par l’adversaire), Bérénice Levet se place elle-même en porte-à-faux avec une notion pertinente qu’elle conteste bien à tort – au risque, comme on dit, de jeter le bébé avec l’eau du bain. Le combat des idées, aussi légitime soit-il (je le dis d’autant plus volontiers que mes idées ne sont pas très éloignées de celles de Mme Levet), ne doit pas tomber dans ces écueils et ne pas chercher à imiter, même en sens inverse, la mauvaise foi de ceux que nous combattons.

Pour en savoir plus sur les cadres de définition dans lesquels s’inscrivent le genre, le sexe, ce qui les lie et ce qui les distingue, je me permets de vous renvoyer à l’article que j’y ai consacré dans l’ouvrage collectif Pourquoi combattre ?, paru sous la direction de Pierre-Yves Rougeyron.

Retrouvez Bérénice Levet dans le dernier numéro d'Eléments où elle répond aux questions de François Bousquet.

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David L'Epée
Lancé il y a 2 ans

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  1. Sirius999
    3 - correctif suite à (comme "sociétaires") : Mais féminiser, c’est reconnaître au sexe une valeur discriminante contradictoire avec le second mouvement qui en vise l’effacement. L’idéologie égalitariste poussée par son désir de nier les données de la nature au bénéfice des facteurs sociaux se retrouve frappée d’incohérence.
  2. Sirius999
    2 - Dans la plupart des cas, ce sont les rôles historiques qui ont déterminé l’attribution de genre aux fonctions sociales. Car les sociétés traditionnelles ont fondé l’ordre social sur le partage des tâches, c’est-à-dire le rejet de la concurrence. Une organisation qui repose sur les capacités physiques et neuropsychologiques statistiquement caractéristiques des sexes ; qui recherche l’harmonie en même temps que l’optimum d’efficience entre les données du dimorphisme sexuel et le fonctionnement de la société. La forme récente de l’idéologie constructiviste se préoccupe beaucoup du ‘genre’. Elle cherche d’une part à féminiser une terminologie masculine (écriture dite ‘inclusive’), et d’autre part à remplacer des expressions dites ‘genrées’ (comme « mesdames, messieurs ») par des termes neutres (comme « sociétaires »).ouve frappée d’incohérence. Elle est vouée à l’échec car la nature reste un système pré et surhumain
  3. Sirius999
    1 - La nature est créatrice. En permanence, elle donne naissance à une floraison de variations formelles et fonctionnelles. D’où des humains dotés de rois dentitions successives, albinos ou androgynes. La nature produit la norme pour l’essentiel et, aux marges, l’anormal. Les classifications fondées sur la structure des êtres ne prennent en compte que la normalité. L’anomalie est tenue pour insignifiante. Les langues sont des outils de représentation. Leur référent fondamental est le réel. Ainsi, le genre grammatical est une catégorisation des êtres selon deux axes de ressemblance : l’animation et le sexe. Les langues indo-européennes possèdent ainsi trois genres : masculin, féminin et neutre correspondant aux êtres animés de sexe male, féminin et inanimés. Nombre de ces langues, dont le français, a perdu le neutre, lequel s’est retrouvé distribué entre les deux autres genres : un sabre mais une épée, le soleil et la lune, etc…
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