Jérôme Grandet
Jérôme Grandet

15 décembre 2022 9 minutes de lecture

Une rencontre inattendue

Ou la coupure de la relation

Plus mon expérience évangélique avançait dans le temps et plus je m’osais à lire la Bible avec un regard différent. Je m’écartais de plus en plus des interprétations dites classiques pour développer une lecture des textes qui m’était propre: une lecture plus symbolique, peut-être mystique dans un sens. L’anecdote que je vous partage ici en est un exemple qui en plus de montrer comment une pensée autonome peut être bottée en touche pour des raisons caduques, montre ce qui peut sous-tendre l’interprétation d’un homme faisant pourtant autorité dans le milieu et influençant des milliers de personnes. Cette histoire et les réflexions qu’elle soulève vont dans la continuité de mes deux derniers billets sur l’enseignement des enfants et sur la non remise en question, tout en faisant le lien avec la thématique que j’aborderai par la suite : la formation des responsables. J’aimerais vous relater ici ma rencontre avec Alfred Kuen.

 

Qui était Alfred Kuen ?

Alfred Kuen était un auteur prolifique de la littérature évangélique francophone. Il a rédigé plus de nonante livres dont la très connue et utilisée « Encyclopédie des difficultés bibliques ». S'ajoutent à cela quantité de livres d'études et de doctrine entre autres. Il est également à l’origine de la Bible du semeur, traduction avec une orientation théologique évangélique. Il était connu par chez nous pour être directeur des éditions Emmaüs. Il était professeur à l’institut biblique et missionnaire d’Emmaüs de St-Légier, plus importante école biblique de Suisse romande, aujourd’hui renommée « Haute Ecole de Théologie ». Autrement dit : Alfred Kuen était une personne extrêmement influente du milieu évangélique romand et francophone et son nom était immanquable pour un étudiant comme moi. En effet, lorsque nous étions au centre de formation de l’Armée du Salut, plusieurs de ses livres étaient au programme ou conseillés à la lecture. Aujourd’hui encore, plusieurs années après son décès, il reste un auteur incontournable.

 

La baptême en question

Dans le cadre d’un des mandats de responsable que j’ai eu (ici à l’Armée du Salut), une paroissienne fraichement convertie s’est approchée de moi afin de me demander de la baptiser. C’était la première fois qu’une telle demande m’était adressée. J’ai accepté et dans cette optique j’avais décidé de lire le livre « baptême et sainte-cène » d’Alfred Kuen dans le but de me mettre à jour sur cette notion et sur sa signification. Allons droit au but: la lecture de ce livre m’a laissé sur ma faim, et je dois bien confesser que si je ne me rappelle pas du propos exact de l'auteur (je n'ai pas trouvé d'exemplaire à lire pour m'y replonger), je me rappelle en revanche avoir trouvé cela très limité. Ce dont je me souviens également, c'est que cette frustration m'a poussé à reprendre les différents textes bibliques que l'auteur citait dans son ouvrage, ainsi que d'autres passages qui m'avaient marqués, pour chercher un sens plus incarné, qui me correspondait plus. J'ai pris mon interlinéaire (Bible grec-français), et j’ai traduit moi-même ces textes bibliques relatifs au baptême en partant du texte hellénique. J’avais alors fait du grec lors de ma première année de formation à l’Armée du Salut, et j'avais poursuivi avec assiduité de manière autodidacte.

Je ne vais pas trop m’étaler ici sur les considérations théologiques relative à la question du baptême. Mais je vais m'arrêter sur un passage biblique phare des chrétiens évangéliques que certains appellent « la grande mission » (en anglais « the great comission »). Ces versets sont les dernières paroles de Jésus dans l’évangile de Matthieu, et sont perçues par beaucoup comme une sorte d’horizon indépassable dans leur mission de chrétien: faire que les gens se convertissent et aillent évangéliser le monde à leur tour. Voici donc le passage en question :

 

Matthieu 28 :19-20 (traduction semeur)
« Allez donc dans le monde entier, faites des disciples parmi tous les peuples, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit et apprenez-leur à obéir à tout ce que je vous ai prescrit. Et voici : je suis moi-même avec vous chaque jour, jusqu’à la fin du monde ».

 

Ces versets bibliques, je les ai entendu brandis des dizaines de fois. Pour justifier Bible en main un départ à l’étranger de missionnaires pour aller convertir les peuples du monde, principalement en Afrique et en Asie. Pour encourager des jeunes à aller parler de Jésus à leurs camarades d’école et à leurs amis. Pour encourager les fidèles dans l’idée que même lorsqu’ils essuient un vent de la part des gens à qui ils parlent de Dieu, Jésus serait avec eux pour les soutenir. Etc… . Mais aussi comme injonction à se faire baptiser et à baptiser les nouveaux convertis, rendant visible par ce signe le fait d’être un disciple d’une part, et un membre de l’Eglise d'autre part. C'était l'expression extérieure d'un élan intérieur.

Je n'étais donc pas rassasié par ce que l'on me proposait comme lecture. J'avais alors décidé de traduire moi-même ce texte, et de l’interpréter:

Matthieu 28 :19-20 (traduction Grandet)
« En chemin instruisez toutes personnes en les immergeant dans [la réalité de] Dieu, père, fils et esprit. Instruisez les à s'occuper de ce qui vous a été prescrit, et voici je suis avec vous ce jour et jusqu'à la fin des temps. » 

Ce qui m'a foudroyé dans cette lecture, c'est qu'en lieu et place d’un commandement, mon interprétation me proposait une posture nouvelle et ouverte au lieu de m'enfermer dans une posture cloisonnée par un agir. Le mot traduit par « baptiser » signifie littéralement « immerger », et l’expression traduite par « au nom de » peut être traduite par « dans », indiquant ainsi l’élément dans lequel a lieu l’immersion. La réalité de Dieu, élément dans lequel a lieu l'immersion, décrit ici une réalité symbolique, puisque je comprends Dieu non comme une personne mais comme une expérience (j’y reviendrai lors d’un billet ou je proposerai une grille de lecture personnelle des textes bibliques). Enfin, les trois nommés comme étant père, fils et esprit sont les différentes phases par lesquelles nous sommes appelés à passer dans notre processus intérieur. Il ne s'agit à mes yeux ni de considérations patriarcales, ni de personnes. Et j'ose aller jusqu'à penser qu'en plus de ces différentes phases, qu'il s'agit d'une image de la mise en relation dans trois dimensions: de soi avec soi, de soi avec les autres et des autres entre eux.

Autrement dit: l'immersion dans la réalité de Dieu, ce n'est ni plus ni moins que l'entrée dans l'altérité, par la différenciation (=l'autodétermination), et l'acceptation inconditionnelle de l'autre comme autre que moi. C'est l’expérience qui se manifeste lorsque deux personnes ou plus se trouvent dans un échange vrai, sincère et dans une acceptation mutuelle inconditionnelle. L'instruction s'accomplirait ici par une posture et non par un enseignement oral ou une prédication: c'est par l'exemple de l'incarnation de cet enseignement que l'on transmet plus loin ce que l'on a appris bien plus qu'avec n'importe quel discours. Ainsi, c’est une invitation à une posture de bienveillance et d’accueil de l’autre dans ce qu’il est de plus profond et plus authentique qui m'est proposée au travers de cette lecture, le tout en adoptant une posture congruente. Plus : le texte me propose non pas de faire « obéir » les autres, mais invite à comprendre que seule la bienveillance peut engendrer la bienveillance et que c’est en restant dans cette posture « qu’il » (Jésus) sera avec nous « jusqu’à la fin du monde ». Jésus symbolisant l’autre, le semblable dans ce qu’il est : un autre, différencié de moi. Symbole que je lis ainsi car le texte parle d'un Dieu qui s'incarne en humain: je comprends cela comme étant un signe montrant que le salut ne se trouve pas en Dieu comme le croient la plupart des chrétiens, mais dans l'humain, dans l'altérité. C'est une immanence et non une transcendance que je vois ici d'une part, et un appel à ce que je paraphraserais ainsi pour faire court: ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas que l'on te fasse. Plus proche de nous et dans une perspective hédoniste, cela me ramène à la maxime de Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort:

Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne, voilà je crois toute la morale.

Autrement dit : plutôt que de proposer un commandement doctrinaire et d’envoyer les gens convertir le monde, mon interprétation me pousse à me responsabiliser en tenant compte de l’impact que j'ai sur le monde et sur les autres dans une perspective qui s'inscrit dans celle d'Albert Jacquard (cf : ce que je dis sur la responsabilité à la fin de mon billet précédent). A mes yeux, cette compréhension peut s’inscrire hors de tout cadre religieux, et même jusqu'au cadre d'une morale athée. En ce sens je ne comprend pas l'enseignement de Jésus comme spécifiquement "chrétien", mais comme celui d'un mystique qui enseigne des postures universelles avec un langage spécifique à son cadre de référence socio-culturel: celui du monde juif du Moyen-Orient des premiers siècles de notre ère.

 

L’instant de la rencontre

Armé de mon texte et de mes arguments, j’ai donc pris contact avec Alfred Kuen. En relisant aujourd'hui les courriels que nous nous sommes échangés, je me rends compte que l’échange était très cordial. Je dois bien avouer que je me suis senti accueilli par son écrit. Il a très vite répondu positivement à ma sollicitation et m’a invité à le visiter à son bureau à l’Institut d’Emmaüs. La désillusion n’en a été que plus grande après notre échange. Je me suis donc rendu à St-Légier et j’ai été reçu dans le bureau de M. Kuen. En m'accueillant, il était autant bienveillant que dans ses courriels. Je m’attendais vraiment (naïvement) à un échange profond, à deux personnes qui cherchent ensemble à s'élever au travers de nos interprétations et de nos commentaires. C’est un vieil homme souriant dans la nonantaine qui m’a accueilli et qui m’a invité à m’asseoir dans son bureau. Sans préambule il m’a invité à exprimer le motif de ma demande. J’ai pris quelques minutes pour lui présenter ma traduction et mon interprétation. Je lui ai ensuite demandé ce qu’il pensait de ce que je venais de lui exposer, et j'étais prêt à entrer dans l'échange et la discussion: dans l'altérité. J'étais prêt et je l'espérais même. Mais après quelques secondes de réflexion, il a changé de posture, adoptant une attitude plus autoritaire. Il m’a regardé et m’a dit de manière tranchante mais calme :  « Non ! ». Attendant la suite, je lui demandais pourquoi. Sa réponse m’a complètement désarçonné : il m'a répondu que si depuis 2000 ans on n'interprétait pas les textes ainsi, il n'y avait aucune raison d'aller dans le sens de ma lecture.

Je fus complètement stupéfait. A tel point que je n’ai su quoi répondre. Je m’étais attendu à tout sauf à ça. L’argument était irrecevable à tout point de vue. Pire: le couperet du non a eu pour effet immédiat de couper la relation. Contrairement à ce que l'on m'avait laissé entendre, j'ai compris ce jour que ce n'est pas celui qui cherche des réponses qui coupe la relation, mais celui qui les donne. Les croyances de mon vis-à-vis, qui se trouvait par rapport à moi dans une position d'autorité de par son statut de professeur et d'auteur renommé et de par ma posture d'étudiant, ont ici chassé l’esprit critique et la remise en question pour tenter de m’enfermer dans une grille de lecture figée. Autrement dit, sa réponse a fait de moi un objet au lieu de faire de moi un sujet dans la rencontre: l'objet de ses croyances (ou ici de sa non croyance). La relation était coupée, le dialogue terminée, le couperet tombé.

Cette anecdote illustre parfaitement l'absence de remise en question à laquelle j'ai été confronté tout au long de mon parcours. A ce sujet, je ne peux que recommander la posture promue par le rabbin Marc-Alain Ouaknin que j'espère paraphraser correctement: Lorsqu'on lui demande d'interpréter un texte, ce dernier répond humblement qu'il est d'accord de donner une interprétation au texte, à la condition qu'en retour son vis-à-vis lui en donne une différente. Cette posture est peut-être celle dont j'ai quelque part rêvé en allant visiter M. Kuen. J'en ai aussi rêvé lorsque je fréquentais d'autres chrétiens évangéliques. Mais cette posture là, chez les évangéliques, tout comme dans le monde, fait cruellement défaut à mes yeux.

Dans le prochain billet, je passerai de l'autre côté de la barrière en abordant (enfin) la question de la formation des responsables. C'est par le prisme de cours pour leaders de jeunesse et en vous racontant comment nous étions formés à pratiquer la manipulation de masse au sens strict du terme, et comment je l'ai également mis en pratique que je débuterai ce périple. Pour ne pas rater cela, je vous invite à vous abonner à ma publication.

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Lancé il y a 3 ans

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