Poutinistes, trumpistes mais Français : ces « nationalistes » tournés vers l’étranger
Un nationaliste, normalement, c’est quelqu’un qui fait passer son pays et son peuple avant les autres. Mais ça c’était avant. Le tropisme étranger d’un certain nationalisme dévoyé ne serait-il pas l’essence même du fascisme ?
Il y a quelques jours je feuilletais l'avant-dernier numéro de La Furia qui, vous vous en doutez, n’est pas tout à fait le titre de presse dont je me sente le plus proche (même s’ils ont parfois des romans-photos rigolos et qu’on y trouve toujours quelques bonnes pages de Marsault). Je suis tombé sur l’article d’un certain Constantin Pacha qui s’en prenait à Vladimir Poutine, et plus spécifiquement au poutinisme, et plus spécifiquement encore aux poutinistes français. S’adressant à ces deniers à la deuxième personne du singulier, il leur parlait en ces termes :
« Tout fanboy que tu es, je me dois de te rappeler les lois d’airain du culte que tu me voues nuit et jour, chaque heure de ta vie. Je suis ton maître, ton idole et ton dieu, et je ne tolérerai de toi, dévot, ni faiblesse ni doute. Quiconque remettra en question ma force, mon héroïsme et mon exemplarité éternelle sera buté jusque dans les chiottes – tu aimes que je te menace, pas vrai ? Suis à la lettre mes commandements, tatoue-les dans ton âme, partage-les avec tes semblables. N’oublie jamais : je suis ton intelligence, ta morale, ton intégrité, et ton courage. Sans moi, tu n’es qu’un déchet horriblement français. Il n’y a plus rien à respecter chez vous, ni tes dirigeants, ni toi-même. Tu me dois tout, tu me donneras tout : corps et âme, car tel est mon petit plaisir de tsar au torse nu et aux muscles saillants. […]
Tu te dis de droite, absolument de droite, prêt à tout pour défendre ta lignée, ton terroir et tes traditions, mais je veux que tu trahisses tout ce en quoi tu crois, par amour pour moi. Je veux que tu préfères la Russie à la France. […] J’attends que tu haïsses ton pays, que tu traites tes semblables de mauviettes, de chochottes, de lopettes, que tu craches sur tes droits fondamentaux, que tu jettes ta liberté aux ordures et que tu prépares ma venue dans la gloire. Je veux que tu haïsses les faiblesses de l’Occident et que tu te réfugies dans l’ombre de ma gloire. […] Vous autres, vous adorez trahir votre patrie au nom du patriotisme : vous êtes faits pour ma domination. […] Je ferai de ta puérilité politique une forme nouvelle de pornographie. Quand je te dirai que ton pays est infesté par les homosexuels, tu auras une érection. Quand je te dirai que les Slaves sont une race supérieure et que tu es leur soubrette, tu auras un orgasme. Lorsque tu regarderas mes vidéos sur YouTube, les grimaces de mon sadisme assumé provoqueront chez toi un geyser d’approbation. Je serai ton bourreau, ton sextoy, ton Priape, et tu seras consentant. Consentir à Vladimir en te prenant pour un résistant à Emmanuel, c’est ta passion. »
La fascination pour le grand Autre
Pour prévenir toute polémique inutile (je sais combien la guerre russo-ukrainienne divise l’opinion française) je dois ajouter d’une part que j’ignore si la rédaction de La Furia a pris parti pour l’un des deux camps en présence, et d’autre part que l’auteur de cet article précise que le prochain épisode de sa rubrique, par souci d’équité, prendra pour cible M. Zelensky avec la même violence verbale. On est donc davantage dans l’exercice de style que dans la prise de parti politique et l’essentiel, dans ce petit pamphlet, ne me semble pas être de savoir quel camp il faut soutenir dans cette guerre (pour peu qu’il faille en soutenir un) mais ce qui amène une partie de l’opinion dite nationaliste à faire preuve d’une telle soumission à un pays étranger, quel qu’il soit.
Je dis bien quel qu’il soit car s’il est question dans l’exemple retenu de la Russie, je pourrais vous trouver bien d’autres exemples de « nationalistes » français bavant d’admiration devant les Etats-Unis, Israël, la Chine ou d’autres nations auxquelles est accolée en général une certaine idée de puissance. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls à fantasmer sur l’étranger, c’est même une des spécialités d’un autre camp politique, celui du libéralisme mondialisé, du sans-frontiérisme, du monde postnational. Dans ce camp-là le grand Autre est toujours paré de toutes les vertus (ce que Jean Alcoba appelle la « xénocratie ») tandis que sa propre identité est dévaluée, ringardisée, parfois criminalisée. Repentance, haine de soi, masochisme identitaire : on connaît la musique. Toutefois, lorsque même les nationalistes reprennent ce refrain-là, on a un peu de peine à comprendre la logique qui sous-tend ce retournement, car la contradiction est encore plus apparente que lorsque ce discours est tenu par les capitalistes ou par une certaine gauche habituée depuis trente ans à scander « les autres avant les nôtres ». J’ai toujours eu beaucoup de peine avec l’extrême droite (sans pour autant tomber dans la diabolisation facile pratiquée par certains) mais je pensais au moins que malgré tous les défauts de ce milieu-là on devait y trouver, en cherchant bien, quelques patriotes. Ça reste à voir.
En y réfléchissant bien, on peut d’ailleurs se demander si cette « altérophilie » (pas les exercices avec les poids, mais l’attitude consistant à préférer systématiquement l’autre à soi-même) est vraiment nouvelle dans la droite nationale. Dans mon article sur l’imposture du « marxisme culturel », paru dans l'avant-dernier numéro d’Éléments, j’écrivais la chose suivante : « On s’étonne souvent que la droite radicale, du fait de ses options nationalistes, soit si réceptive aux influences étrangères, ce qui peut apparaître a priori comme un paradoxe. Le phénomène est pourtant loin d’être nouveau et il est à noter que déjà à l’époque des divers fascismes européens, les mouvements français qui leur emboîtaient le pas avaient coutume de regarder davantage vers Rome ou vers Berlin que vers Paris. Si aujourd’hui d’autres mouvances de sensibilité prétendument identitaire ou nationale lorgnent vers Moscou ou Washington (car oui, les deux variantes existent) on ne s’en étonnera pas outre mesure. Cela pose toutefois, dans ce camp-là bien plus qu’à gauche (où l’internationalisme permet bien des pirouettes), un problème de cohérence idéologique. » On est là au cœur de notre sujet.
Le fascisme, première idéologie « nationaliste » d’importation
Dans l’histoire longue et complexe du nationalisme français, l’épisode fasciste semble être l’acte fondateur de cette schizophrénie poussant ceux qui prétendent défendre leur patrie à la trahir au profit d’une puissance étrangère. Toute la frange la plus droitière de la Collaboration est tombée dans cet écueil, allant paradoxalement jusqu’à qualifier d’« anti-France » ceux de leurs compatriotes qui avaient pris les armes pour résister à l’ennemi. Inversion accusatoire absolue. Un historien l’a relevé avec une certaine lucidité, c’est Zeev Sternhell. Je le lui concède d’autant plus volontiers que je n’ai pas l’habitude de lui tirer mon chapeau et qu’au contraire je l’ai souvent critiqué (pour son idéalisme notamment, sa conception hors-sol et très peu matérialiste de l’enchainement des événements historiques). Mais ce spécialiste du fascisme, qui a écrit à ce sujet beaucoup de bêtises, a aussi pointé quelques éléments essentiels, parfois négligés par ses confrères, à commencer par la dimension anti-nationale qui a souvent caractérisé cette idéologie dès le moment où elle s’est exportée hors d’Italie (ou hors d’Allemagne).
Ouvrons quelques instants son livre Ni gauche ni droite, consacré à l’histoire de l’idéologie fasciste en France, et arrêtons-nous sur ce passage :
« Il s’avère alors [dans l’entre-deux-guerres] que le fascisme constitue un mouvement idéologique international, un mouvement au sein duquel l’idéologie joue un rôle primordial, un mouvement pour lequel le pays n’est digne d’être défendu que dans la mesure où la patrie s’incarne dans un régime qui lui convient. Dans ce sens, il n’est pas du tout certain qu’il soit permis de voir dans le fascisme une forme exacerbée de nationalisme. En fait, le fascisme ne constitue pas toujours un nationalisme, car la nation ne vaut qu’aussi longtemps qu’elle incarne l’idéal fasciste de la société et de la civilisation. […] Vers 1940 le fascisme constitue sans doute la seule idéologie internationaliste authentique. Le nationalisme inconditionnel, le nationalisme viscéral, devient le fait des modérés : la droite radicale est celle pour qui le nationalisme est le facteur révolutionnaire par excellence, une guerre où la défaite de la nation ne constitue pas un prix trop lourd pour la victoire de certaines idées. » (Seuil, 1983, p.286 et 287-288)
Un mouvement pour lequel le pays n’est digne d’être défendu que dans la mesure où la patrie s’incarne dans un régime qui lui convient… Ne croirait-on pas qu’il est question ici de nos « nationalistes » français admirateurs de Poutine ou de Trump, prêts à défendre leur pays uniquement si le régime républicain basculait au profit d’un régime d’inspiration poutinienne ou trumpienne ? On n’ose imaginer quels choix ils feraient si la France devait entrer en guerre avec un des pays dont ils soutiennent le régime…
Quand on aime le nationalisme plus que sa nation
On touche peut-être là l’essence du fascisme : le primat du nationalisme comme idéologie sur la nation comme réalité charnelle. Ce reproche était déjà fait à la fin du XIXe siècle à Maurice Barrès au sujet duquel un de ses adversaires avait écrit : il aime le nationalisme plus qu'il n'aime la France. C’était faire à l’auteur des Déracinés un bien mauvais procès car Barrès était sincèrement patriote et son amour de la France n’avait rien de la sècheresse conceptuelle qui allait être celle, quelques décennies plus tard, des théoriciens du fascisme et du nazisme. Mais si la critique se trompait de cible, elle n’en disait pas moins la vérité sur une tendance particulière, éminemment moderne, du nationalisme, laquelle allait triompher dans les années 1930 et survivre sous certaines formes résiduelles jusqu’à aujourd’hui.
Georges Valois, dont je parlais récemment lors d’une conférence à Strasbourg sur le socialisme français, et qui avait cédé un temps à la tentation fasciste avant de s’en éloigner (il avait fondé le Faisceau, considéré par les historiens comme le seul parti français pouvant être qualifié à bon droit de fascisme), était revenu sur ce qu’il considérerait par la suite comme une erreur de parcours, écrivant ceci dans son livre L’Homme contre l’argent :
« Je confesse mon erreur. […] Ce fascisme, qui fut l’œuvre de républicains, de socialistes et de syndicalistes, il est devenu en Italie un des moyens par lesquels deux impérialismes ploutocratiques étrangers à l’Europe essaient de contrôler des territoires et des peuples européens. » (Librairie Valois, 1928, p.352)
Ce qu’était devenu le fascisme en Italie – et ce qu’il était dès l’origine lors de son exportation en France – démontrait selon lui sa nature anti-patriotique, anti-nationale, car impérialiste. Cet impérialisme qui serait d’ailleurs celui exercé par l'Allemagne contre la France au moment de l’entrée des troupes hitlériennes dans le pays. Valois en sera lui-même une des victimes puisqu’après avoir été arrêté par les nazis il mourra dans le camp de concentration de Bergen-Belsen.
« Plus on adore la nation en soi, moins on aime son pays »
« C’est un fait que plus on adore la nation en soi, moins on aime son pays. Plus on rêve d’une France idéale, forcément ancienne et sublime (et qui bien évidemment n’a jamais existé même à l’époque de Saint Louis), plus on livre la France réelle à l’ennemi. En vérité, “aimer son pays”, c’est aimer ses faiblesses, ses contradictions, sa réalité toujours complexe et si souvent contrariante. Le nationaliste est celui qui ne veut pas être contrarié. Le nationaliste est celui qui s’entiche de tous les butors de la planète pour avoir enfin une Histoire de France à son image. Le nationaliste est celui qui sacrifie la France (ou la quitte) au nom de l’idée anti-contemporaine qu’il s’en fait. »
Le reste de son article n’est pas de la meilleure eau, et ce n’est rien de le dire, mais Cormary pointe néanmoins dans ce paragraphe quelque chose d’essentiel, qui ne concerne d’ailleurs pas l’intégralité du nationalisme mais ce que j’appellerais le nationalisme idéologique, par opposition à un patriotisme plus incarné, plus enraciné, moins cérébral, et de ce fait moins susceptible de dérives totalitaires.
Qu’on ne se méprenne pas sur mon propos : je ne suis pas en train de taxer les admirateurs français de Poutine ou de Trump de crypto-fascisme. Le contenu doctrinal du poutinisme et du trumpisme n’a rien de commun avec le fascisme, c’est entendu, et il faut manier ce type de comparaisons avec prudence, tant il est vrai que le but de ceux qui y recourent n’est souvent pas de proposer une démonstration rigoureuse mais uniquement de décrédibiliser ce qu’ils critiquent par une reductio ad hitlerum trop facile pour être honnête. Le point commun est ailleurs : il est d’une part dans l’idéalisation d’un régime étranger dont les qualités supposées l’emportent sur l’attachement à son propre pays, et d’autre part dans le primat accordé à l’idéologie (fût-elle nationaliste) sur la nation réelle.
Qu’un communiste français, internationaliste par ses convictions, parte s’engager en 1936 aux côtés des républicains espagnols dans les Brigades internationales, ça peut se défendre : car pour lui l’idéal communiste l’emporte sur la patrie. Qu’un musulman français, croyant en l’universalité de l’islam, parte s’engager dans une milice islamiste en Syrie, ça peut se défendre : car pour lui l’islam, religion sans frontières, l’emporte sur la patrie. Quand je dis que cela peut se défendre ce n’est pas une considération d’ordre moral, ce n’est pas un jugement de valeur, c’est à comprendre au sens d’une cohérence logique. Qu’un nationaliste français parte s’engager dans le Donbass pour prêter main forte aux troupes russes contre les troupes ukrainiennes (ou l’inverse) ou truande sous les couleurs de Tsahal pour se livrer à de basses besognes dont je préfère ne rien savoir, j’ai plus de peine à le concevoir. Pour des raisons de cohérence logique, justement. Si je peux saluer le courage humain de ces soldats partis loin de chez eux au risque de ne plus y revenir (je sais qu’il y en a sûrement un ou deux qui me lisent et dont j’attends les réactions), je n’arrive pourtant pas à trouver ce choix défendable.
Je m’arrêterai là pour aujourd’hui mais reprendrai sûrement ce thème à une autre occasion. Je me doute que beaucoup de mes lecteurs ne seront pas d’accord avec moi, surtout à l’heure où la guerre sévit non loin de nous sur le sol européen, et je serais ravi d’entendre vos objections et, le cas échant, d’y répondre.
Illustration d’ouverture : autoportrait en forme d’auto-critique