David L'Epée
David L'Epée

17 février 2023 10 minutes de lecture

« Poutinistes » français : un droit de réponse

Mon récent article sur les « poutinistes » et « trumpistes » français a fait réagir plusieurs de mes lecteurs. L’un d’entre eux a bien voulu me répondre et ouvrir le dialogue.

Gabriel Nerciat m’envoie ce message à la suite de mon article consacré à ces étranges « nationalistes » constamment tournés vers l’étranger. Lui donner la parole et y répondre brièvement me semble être l’occasion d’approfondir un peu cette réflexion entamée sur le thème de la nation et des divers liens de loyauté qui peuvent nous y attacher – ou nous en éloigner.

Non, non, désolé, je ne suis pas du tout d'accord ! Même si tu essaies à la fin du papier de nuancer ce qui précède, tu commets deux erreurs à mon goût assez ahurissantes.

La première, c'est de confondre l'attachement à la nation ou à la patrie avec la fidélité aveugle à l'égard d'un gouvernement ou même d'un régime politique. Contrairement à toi, je me méfie toujours, comme Barrès justement, de ceux qui parlent des patries charnelles : Chardonne ou Mitterrand en étaient, et Pétain aussi – alors que De Gaulle, nationaliste assumé selon ta définition, parlait d'une « certaine idée de la France ». Pour le dire grossièrement, ce n'est pas parce que Mussolini avait tort (notamment en s'alliant à Hitler) que pour autant Camille Chautemps, Pierre Laval ou Léon Blum avaient raison.

La seconde, c'est que l'analogie, que tu n'assumes pas entièrement, avec la guerre en Ukraine, part du principe que la Russie de Poutine serait l'ennemie de la France comme l'Italie de Mussolini l'était, au moins à partir de 1938 lorsque le Duce a fait valoir des revendications territoriales sur Nice et la Corse. Comme je sais que tu n'es ni un atlantiste ni un orléaniste-européiste pro-UE et macronien comme Pierre Cormary (qui, au passage, déteste la nation au moins autant que le peuple français lui-même – mais Rebatet ou Céline, c'est toujours les autres !), il faudrait que tu détailles la chose : en quoi la guerre de Poutine en Ukraine menace-t-elle la souveraineté de la France ou même ses intérêts nationaux vitaux au point que prendre parti contre Kiev s'avèrerait une trahison ou une contradiction de la part d'un patriote ou d'un nationaliste français ? Que je sache, peu de souverainistes français ont réclamé que la France vende des armes à la Russie ou contribue à son effort de guerre (alors que les pro-Ukrainiens et les atlantistes sont des partisans de la cobelligérance totale aux côtés de l'OTAN et de Kiev).

Par ailleurs, la plupart des nationalistes français préféraient, tel Montherlant par exemple, d'Annunzio à Mussolini, justement pour les raisons que tu évoques : Drieu La Rochelle, par exemple, n'a jamais été nationaliste, que ce soit en mode Action française ou autre (il a même participé au procès posthume de Barrès intenté par les surréalistes). Quant à la citation de Sternhell, c'est pire qu'une blague : ce genre de progressistes ne découvrent la nation que lorsque sa référence recoupe leurs propres allégeances idéologiques (ce que tu reproches apparemment à ses adversaires). Car c'est là qu'est le problème, en effet : un nationaliste défend la nation en tant que forme politique, historique et spirituelle pas seulement pour lui ou pour sa propre nation mais de façon plus ou moins universelle, si j'ose dire. Une nation étrangère dont les dirigeants défendent le principe de la souveraineté et de l'identité nationales, ou qui combattent les forces supranationales (UE, islamisme, OTAN, gauchisme culturel) acharnées à les détruire ou à les délégitimer doivent être soutenus même si leurs intérêts ou leurs convictions ne sont pas exactement similaires aux nôtres (c'est le cas de la Russie de Poutine, ou de la Hongrie de Orban, même partiellement de l'Amérique de Trump). Avec bien sûr les restrictions mentionnées plus haut, à propos de Mussolini.

Ici, le cas de conscience est plus large : Poutine veut-il vraiment attenter à l'indépendance ou à la liberté des nations européennes, comme le prétendent les euro-atlantistes pour qui le combat des nationalistes ukrainiens est à l'avant-garde de celui de la défense de l'Europe, ou bien est-ce l'OTAN depuis 1991 et les guerres de Yougoslavie ? La première hypothèse me semblant indéfendable, je crois qu'un nationaliste français ne peut pas faire autrement que de souhaiter la victoire de Moscou dans ce conflit. Non seulement il n'y a pas contradiction, mais au contraire approfondissement empirique et logique.

Gabriel Nerciat

Il n’y a pas à choisir entre poutinisme et macronisme

Bon, procédons par ordre.

Je ne pense pas confondre la patrie et le gouvernement, pas plus que je ne chercherais à faire passer pour du patriotisme ce qui ne serait que du loyalisme à l’égard de nos dirigeants. Au contraire les sentiments patriotiques sont toujours d’autant plus vifs quand on se situe dans l’opposition, car la trahison du gouvernement qui s’est approprié nos couleurs nous est alors d’autant plus pénible. C’est l’éternelle fracture entre pays légal et pays réel – dont la Commune de Paris, pour ne citer que le premier exemple qui me vient à l’esprit, est une illustration éloquente. Il va d’ailleurs de soi que dans la France actuelle les éléments les plus loyaux au président Macron sont, sans surprise, ceux qui sont le plus insensibles à l’idée de patrie ou aux intérêts du peuple. En est-il de même en Russie et en Ukraine ? Je l’ignore.

Une amie, avec qui j’en discutais et qui s’était elle aussi indignée à la lecture de mon article (elle m’a même laissé un message où elle se disait « consternée »), me confiait qu’à tout prendre elle avait plus de respect pour Vladimir Poutine que pour Emmanuel Macron. Je ne peux pas lui donner tort et moi aussi, à tout prendre, je partage ce point de vue. Mais de cette dilection personnelle elle tirait une conclusion très périlleuse puisqu’elle poursuivait en m’expliquant qu’en cas de guerre entre la Russie et la France, elle prendrait parti pour l’adversaire. Pourquoi ? Parce que le poutinisme lui était plus sympathique que le macronisme… C’est à mon tour alors d’exprimer de la consternation : on peut juger librement des régimes et des idées mais on ne choisit pas sa patrie comme on ferait ses courses au supermarché ! C’est un effet pervers du libéralisme ambiant que de penser qu’on est libre, même en matière identitaire, de toute filiation, de tout héritage, de toute détermination et qu’on peut décemment choisir, comme individu, une option politique à laquelle on devrait se refuser, comme peuple.

J’ajouterais qu’à ma connaissance, les Russes, eux, ne se posent pas du tout la question en ces termes : s’il existe sans doute parmi eux une minorité qui, sous couvert d’opposition au gouvernement, a pris le parti de l’ennemi ukrainien, ils ne le font du moins pas par patriotisme car ce serait là un grand écart difficile à justifier (et il va de soi que je ne range pas les pacifistes dans cette catégorie). Je repense à ce propos à des écrivains comme Edouard Limonov ou Zakhar Prilepine, figures intellectuelles de l’opposition à Poutine, qui n’en ont pas moins pris les armes dès 2014 dans le Donbass, que ce soit personnellement ou en levant des troupes parmi leurs partisans. Je ne porte pas de jugement sur leurs humeurs belliqueuses (cette guerre n’est pas la mienne), je remarque juste que chez eux le sentiment national l’a emporté sur leur détestation de Poutine. Pourquoi ce rapport d’allégeance évident du patriote russe à sa patrie paraît-il si impensable pour le patriote français, constamment en bisbille avec la sienne (de patrie) ?

Patrie charnelle contre patrie idéologique

Si, comme tu le dis, je parle de patrie charnelle – à vrai dire je ne me souviens plus avoir utilisé cette expression mais elle ne me déplait pas – ce n’est évidemment pas pour en faire un usage scélérat à la mode pétaino-mitterrandienne mais pour l’opposer à la patrie idéologique, pour qui le peuple ou la nation n’auront jamais de valeur que s’ils se confortent à une idée ou à un régime. Or il se trouve que les fascismes européens du siècle dernier ont été, précisément, des nationalismes dévoyés du fait du primat accordé à la patrie idéologique sur la patrie charnelle. Ce nationalisme-là (qui n'en a d’ailleurs que le nom) me paraît très dangereux – l’histoire a d’ailleurs démontré qu’il l’était – car il ne prendra la défense de son peuple que dans la mesure où ce dernier adhère à la doctrine politique qu’il lui propose. Dès le moment où le peuple s’en détourne, le fascisme se détourne lui aussi de son peuple, préférant toujours l’idée à la chair, le concept à la filiation, l’utopie à l’enracinement.

Je me souviens d’une scène de La Chute, le film d’Olivier Hirschbiegel consacré aux derniers jours de Hitler carapaté dans son bunker. Alors qu’un des conseillers du Führer s’inquiète de ce qui arrivera aux Allemands lorsque l’Armée rouge franchira la frontière et marchera sur Berlin, le dictateur, joué par Bruno Gans, répond (je cite de mémoire) : « Le peuple a choisi son destin ! Tant pis pour eux, ils savaient les risques qu’ils prenaient en nous portant au pouvoir. » Et il ajoute : « Si mon propre peuple ne survivait pas à cette épreuve, je ne verserais pas une larme. » Ce « tant pis pour eux » dit tout de l’impasse du nationalisme de type idéologique : le peuple allemand n’a plus aucune valeur en soi dès le moment où le régime hitlérien s’est effondré – et après nous le déluge. Le fasciste (terme que j’emploie ici non pas dans le sens précis d’une doctrine politique mais dans celui d’un rapport particulier et paradoxal à la nation) est celui qui aime l’idée plus que le peuple, et c’est la raison pour laquelle c’est aussi celui qui est le plus prompt à collaborer avec l’étranger et à trahir les siens au cas où un conflit d’intérêts viendrait à naître entre sa patrie et son idéal. L’histoire de la collaboration française en est une illustration dramatique.

Si les poutinistes me trouvent trop tiède, je n’ai guère plus de succès auprès des anti-poutinistes…

Un mot à présent sur le second reproche qui m’est fait. Là c’est de l’ordre du procès d’intention : je n’ai jamais écrit nulle part que je pensais que la Russie actuelle serait l’ennemie de la France. Je pense au contraire qu’en matière géopolitique la France aurait tout intérêt à regarder davantage vers l’Est, à pacifier ses relations tant avec la Russie qu’avec les pays du groupe de Visegrad et à rééquilibrer une balance qui, décidément, penche beaucoup trop à l’Ouest sous l’effet d’une double pression exercée conjointement par Bruxelles et par Washington. Je ne suis ni un européiste ni un atlantiste : il faut ne m’avoir jamais lu pour m’attribuer ce type d’affinités.

Seulement, on peut tout à fait partir du principe que tel pays étranger (ici la Russie) n’est pas hostile à la France sans pour autant réclamer que les patriotes français associent leur destin à celui de ce pays étranger, fût-il ami. A plus forte raison si cette « solidarité », au lieu de s’ajouter à l’attachement national à son propre pays (pardon pour le pléonasme), tend à s’y substituer. Les comparaisons historiques que tu fais (avec l’Italie des années trente par exemple) n’éclaircissent pas le propos, elles l’obscurcissent en faisant intervenir des distinctions qui n’entrent pas en ligne de compte dans le rapport qu’un patriote devait avoir à sa patrie. Je n’ai jamais dit que la Russie était un pays ennemi, j’ai seulement dit que c’était un pays étranger – et il me semble que dire cela relève du truisme le plus banal ! La critique que j’ai faite du tropisme « poutiniste » d’une partie du camp national français, j’aurais pu tout à fait la faire à l’encontre du tropisme « zelenskyen » d’une autre partie du camp national (suivez mon regard…), le problème est rigoureusement le même, indépendamment de toute considération géo-stratégique, et il le restera tant que la France n’est pas entrée en guerre d’un côté ou de l’autre.

 

Une différence de mentalités nationales

Le fond du problème, peut-être, est que je suis Suisse et que je pars du principe, un peu naïvement, que le rapport d’un patriote français à sa patrie n’est pas sans analogie avec le rapport que j’entretiens avec la mienne. Or il y a, j’en conviens, une différence. Cette différence n’est pas d’ordre institutionnel (il serait trop facile de mettre ça sur le compte de la neutralité helvétique) mais de l’ordre, plus profond, des mentalités nationales. Les Suisses, comme les Français, s’enflamment volontiers pour les questions politiques qui divisent la société, à ceci près que, contrairement aux Français, ils le font de préférence pour les affaires qui les concernent directement, c’est-à-dire pour les questions de politique intérieure. On ne se divise pas outre mesure sur les questions de politique étrangère et on ne se sent pas forcément tenus d’avoir une opinion tranchée sur le conflit israélo-palestinien ou sur la guerre en Ukraine par exemple. En France, en revanche, il paraît impensable de ne pas se prononcer sur ces conflits-là et il convient de le faire si possible de manière péremptoire et extrêmement partisane. Si en plus on fait profession d’être un intellectuel, alors là c’est carrément indispensable de trancher dans le vif au risque de voir sa crédibilité mise en jeu !

Le Conseil fédéral suisse sauve (un peu) l’honneur après s’être passablement compromis

Dans ce contexte binaire et assez peu nuancé la maîtrise des dossiers et la connaissance du sujet ne sont qu’une option. J’essaie pour ma part de faire preuve d’un peu plus d’humilité, de me risquer parfois à dire « je ne sais pas » et de ne pas me prononcer à la légère, dans le confort de mon petit village épargné par les guerres de l’époque, sur des conflits qui, pour les principaux intéressés, ne relèvent pas du débat de salon mais de questions de vie ou de mort. J’arrête là cette extrapolation mais elle ne me semble pas inutile pour comprendre les enjeux de ce débat.

J’en reste donc au fil rouge de mon article précédent sur le sujet : le spectre des idées politiques n’est pas un grand marché libéral où on pourrait puiser indifféremment et sans tenir compte de ses affiliations et de ses déterminations, le patriotisme est une allégeance identitaire et non pas un choix idéologique, et les affinités personnelles que nous pouvons avoir pour tel ou tel pays ou a fortiori pour tel ou tel régime étranger n’entrent pas en compte dans cette équation et ne doivent jamais l’emporter sur cette allégeance première. Ce sont là quelques conditions qui fondent l’amour d’un peuple.

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David L'Epée
Lancé il y a 1 an

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  1. Sirius999
    Cette trilogie textuelle me parait rester engluée dans une confusion qui a pour origine celle implicitement assumée car systématique entre les concepts de peuple et nation. Une confusion qui pollue l’ensemble de thèmes abordés : identité, nationalisme, patriotisme, autre, soi-même, étranger, idéologie, régime politique, chair, filiation. Le commentaire de Gabriel Nerciat frôle cela quand il cite « la nation en tant que forme politique, historique et spirituelle… » : il lui échappe que la nation est justement orpheline de spiritualité, qu’elle a remplacée par…une idéologie. Cela éclate dans la parodie du tableau de Delacroix ‘la liberté guidant le peuple qui matérialise à la perfection cette idéologie révolutionnaire qui a fondé la République française. Parce qu’il ne peut exister (de manière pérenne) de communauté humaine que sous la clé de voûte d’une spiritualité (ce qui relativise automatiquement l’importance du régime politique). ‘Peuple’ est surtout une référence trompeuse et aurait dû laisser la place à ‘nation’. Car autant un peuple est une communauté naturelle, un lieu d’unité d’espace, temps et action (trait repris par la représentation théâtrale –d’origine sacrée, ne l’oublions pas), la source d’une filiation, d’une identité charnelle, de patriotisme, d’ancrage d’un soi-même largement hors du questionnement, de la désignation claire de l’étranger, autant une nation est un artefact (le résultat de l’utopie constructiviste) à la recherche, sur base de partage d’une idéologie, d’un vivre-ensemble apaisé, mais se heurtant à la dialectique jacobine dominant/dominé. Cette différence est lumineuse avec la résistance du peuple vendéen contre le bellicisme révolutionnaire dont le but était, dans un premier temps, de sauvegarder le nouveau régime politique, dans un second, de le répandre en Europe (abattre le royautés). La nation est née comme (et reste) système d’organisation de la guerre civile permanente, le plus souvent heureusement sous forme larvée (où les adversaires idéologiques sont traités comme des ennemis, et pas des concitoyens). Et c’est pourquoi les allégeances modernes vont plus spontanément vers les idéologies que les loyautés nationales. La dérive des nations de l’Occident vers la forme ultime de l’idéologie nihiliste (la négation du réel, du donné naturel) aboutissant à des élites parasites métamorphosant les Institutions en armes populicides (Sarko-Hollande_Macron, UE, etc…) oblige à poser la question de la loyauté envers ces entités politiques : nos pères ne se seraient-ils pas révoltés contre cela ? Comment ne pas comprendre que certains puissent être saisis de nostalgie à voir des chefs d’Etats comme Poutine défendre les intérêts de ce peuple russe que l’URSS a fractionné et éparpillé à en faire des minorités mal traitées (Pays Baltes, Ukraine, Moldavie) ? Je ne vois pas là une allégeance envers un pays étranger, mais le souhait qu’il soit perçu comme une inspiration pour une France à la quête d’une élite politique qui casse sa vassalité aux USA (directe ou indirecte via l’UE et l’OTAN).
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