Le Peuple
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25 janvier 2023 5 minutes de lecture

Prestige de l’anglois #chronique

Personnage éminemment cosmopolite – il change souvent de train à Olten et n’hésite pas à emprunter le territoire français pour se rendre de Vallorbe à La Brévine –, notre chroniqueur Aimé De Brouwer rend aujourd’hui hommage à la culture anglo-saxonne.

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Quand j’étais gamin, avec mon frère, on aimait bien chanter en anglais.

Nos parents nous envoyaient au lit aux alentours de huit heures. Une fois couchés, nous avions l’habitude d’entonner l’une ou l’autre chanson des Beatles. Notre ignorance complète de la langue de Shakespeare nous amenait à utiliser une sorte de volapük fait de syllabes mâchouillées et de borborygmes divers. L’illusion était parfaite. La Grande-Bretagne jouissant alors d’un prestige considérable, la pratique de sa langue nous procurait une joie sans mélange.

Plus tard, à l’école secondaire, la méthode Anglais – Seconde langue a nui à la spontanéité de mon anglais, mais sans gommer son caractère pittoresque. Il faut dire que j’avais décidé de faire l’impasse sur l’apprentissage de l’alphabet phonétique, perte de temps manifeste pour un locuteur aussi précoce et instinctif que moi. J’avais ainsi mis au point un accent turco-libanais dont notre professeur a su détecter le haut potentiel pédagogique. Lors d’une séance au laboratoire de langues, il a en effet connecté toute la classe sur ma cabine sans m’en avertir. Il m’a alors fallu quelques dizaines de secondes pour prendre conscience de l’hilarité qui régnait autour de moi. Chose étrange, cette approche innovante, qui misait pourtant sur l’apprentissage dans la joie, n’a pas eu sur moi l’effet stimulant escompté. J’en ai au contraire conçu quelque amertume. Moi qui me voyais comme un acteur majeur de l’anglicisation, j’ai compris ce jour-là que je n’en serais qu’un simple témoin.

Plusieurs décennies se sont écoulées depuis cette blessure d’amour-propre, et le prestige de l’anglais n’a fait que croître sur le continent. Aujourd’hui, chacun s’accorde à dire que les anglicismes véhiculent une image de modernité, de dynamisme et d’efficacité. À mes yeux, c’est plus que cela : ils comportent une véritable plus-value sémantique et nimbent les réalités les plus prosaïques d’un halo de mystère. Je vais m’efforcer d’illustrer cette affirmation par quelques exemples.

Staff et personnel : ne pas confondre

"Faire partie du staff, c’est jouer un rôle à mi-chemin entre producteur chez Sony Music et rédacteur à Rolling Stone." DuoNguyen/Unsplash

Prenons le cas d’un bénévole de l’un des nombreux festivals qui animent les mois d’été. En résumé, pendant une semaine, il va manquer de sommeil, consommer de la nourriture qui a déjà été mangée et contribuer à l’enrichissement de musiciens semi-analphabètes, cela sans aucune couverture en cas d’accident ; rien de bien exaltant a priori. Mais voilà : il reçoit un maillot de coton portant l’inscription « staff ».

L’arrière-garde francophone s’étonnera que ce maillot soit muni de la mention « staff » et non pas « personnel », mais en réalité cela n’a rien à voir. Faire partie du staff, c’est jouer un rôle à mi-chemin entre producteur chez Sony Music et rédacteur à Rolling Stone. Lorsque vous voyez un bénévole vêtu du maillot magique presser le pas d’un air préoccupé, n’allez pas vous imaginer qu’il est à la recherche de papier hygiénique pour les toilettes sèches ou d’eau de Javel pour les poêles à tartiflette ; en fait, il se rend backstage (c’est comme ça qu’on appelle les coulisses dans l’Arc lémanique) pour amener un flacon de khôl à Keith Richards ou un tube de Voltarène à Alain Morisod.

Autre exemple de la plus-value sémantique évoquée plus haut : il y a quelques années, une coiffeuse d’une importante localité du Nord vaudois a décidé de se mettre à son compte tout en pratiquant des prix réduits. Elle aurait pu qualifier son établissement de « salon bon marché », voire de « salon à prix cassés », mais a tout de suite flairé le danger induit par une telle appellation : les clientes potentielles auraient pu se faire une image misérabiliste de son commerce et craindre qu’on ne les installe dans un recoin de la cuisine, sur un tabouret en formica, à côté des croquettes du chat et des piles de vaisselle sale. La commerçante a donc opté pour « salon de coiffure low coast », habile jeu de mots qui suggère la modicité des prix pratiqués tout en évoquant de manière subliminale un séjour sur la côte californienne ou, de façon un peu plus tordue, un excellent morceau de viande persillée.

Nos compatriotes d’outre-Sarine ont une perception très aiguë de la plus-value générée par les anglicismes. Prenons l’exemple du corps humain. À Zurich, si vous travaillez toute la journée derrière un ordinateur et ne pratiquez aucun sport à part le yass, vous serez détenteur d’un simple « Körper » ; cependant, si vous consacrez de longues heures à développer vos deltoïdes et à sculpter vos abdominaux dans une salle de musculation, ce « Körper » se transformera en « trainierter Body ». La magie de l’anglais opère également dans les transports publics : les annonces par haut-parleurs des CFF nous apprennent que le personnel d’accompagnement constitue un « Zugteam ». Des études auraient montré que ce terme empreint de dynamisme, adroite transposition de l’anglais « train crew », procure une douce euphorie aux cheminots confrontés aux resquilleurs, aux adeptes de l’intimidation physique et aux jeunes urbains solidaires avec le Tibet mais réfractaires à l’utilisation des porte-bagages.

Si les lignes qui précèdent ont tout d’un plaidoyer en faveur de l’anglicisation, il ne faut pas oublier que cette dernière comporte quelques écueils. Pour que les populations tirent un bénéfice maximum de ce processus, un travail de pédagogie reste nécessaire. Éliminons d’emblée les solutions trop radicales, mais posons-nous la question : l’enseignement de l’anglais ne devrait-il pas se substituer à celui de la langue maternelle au premier cycle primaire ? Le débat est lancé.

Une meilleure formation permettrait sans doute d’éviter des situations embarrassantes telles que celle qui s'est naguère produite dans un commerce de vêtements delémontain. Une dame d’un certain âge s’était adressée à un vendeur en lui expliquant qu’elle désirait une veste en « noiron » ; elle possédait déjà un vêtement en cette matière et en était enchantée. La requête de la dame avait provoqué un vaste remue-méninges parmi le personnel du magasin (la technique du brainstorming n’avait alors pas encore franchi l’Atlantique). Au bout d’un long moment, un des vendeurs avait eu une illumination : la cliente désirait en fait une veste en nylon. L’usage du fer à repasser sur cette fibre synthétique pouvant avoir des conséquences indésirables, les vêtements en nylon portaient déjà à cette époque la mention… « no iron ».

Voilà pour l’anglais. Peut-être aurai-je un jour le courage d’évoquer mes rapports compliqués avec la langue officielle majoritaire de notre pays et de tenter de reconstituer le processus mental qui m’avait un jour amené à écrire « ich gang bei sie » dans un thème français-allemand.

Illustration principale: notre chroniqueur, masqué comme tout bon boomer, photographiant une vitrine au péril de sa vie.

Les autres articles de notre chroniqueur Aimé De Brouwer:

-Sur la décadence de l'habillement moderne: Fracture vestimentaire
-Sur les étranges évolutions du paysage religieux: Les Bouddhas se trouvent à notre rayon jardinerie


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Lancé il y a 1 an

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