Raphaël Pomey
Raphaël Pomey

9 octobre 2022

Il y a-t-il un sens à parler de «religion woke» ?

On va tenter l’analyse en restant sur cette ligne de crête qui sépare le petit bourgeois illuminé du vieux grincheux.

Inutiles pour développer votre business, mes publications sont (d'habitude) un défouloir où il est interdit de montrer de la «bienveillance» et de «croquer la vie à pleines dents». Rédacteur en chef du journal «Le Peuple» et philosophe de formation, j’y dégonfle des baudruches et vous oriente vers les auteurs que j’aime.

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Chers amis, Chers camarades,

Tout d’abord, je tenais à vous remercier pour vos inscriptions à cette infolettre, nombreuses depuis quelques jours. Elles me laissent à penser que j’ai effectivement quelque chose à vous raconter, en tout cas une certaine capacité à mettre des mots sur des réalités que vous percevez parfois de manière diffuse. Pas que je pense être particulièrement malin, je précise. Simplement, je pense qu’il est assez rare qu’un bonhomme possède à la fois une licence en philo, comme votre serviteur, et un tempérament de bourrin dégénéré.

C’est fort de ce constat que je me livre à des séances d’autopromotion insupportables sur les réseaux sociaux en me disant que si le procédé est bien sûr dégueulasse, le but est noble. Toute ma reconnaissance aux personnes qui, parmi vous, partagent mes contenus avec leurs proches et nous aident à reconquérir peu à peu le terrain des idées.

Épuisement civilisationnel et séries Netflix

Aujourd’hui, on va partir sur un format un peu différent de mes défouloirs habituels puisque je veux vous livrer mes réflexions issues de la lecture d’un bouquin de Jean-François Braunstein récemment paru chez Grasset, et qui s’appelle La religion woke. C’est un titre qui m’a immédiatement interpellé parce que, comme les vétérans de cette newsletter le savent désormais, je suis passablement obsédé par les questions liées à la religion, surtout au niveau de ses implications sociales. C'est un thème que je travaille souvent dans mon journal, auquel je vous recommande de vous abonner si vous aimez ce que je fais ici.

Je l’ai déjà dit, mais cela vaut la peine d’être rappelé de temps en temps : mon propos n’est pas de jouer au pasteur ou au curé, de vous dire comment vivre ou de juger les personnes LGBTQQIP2SAA (oui, ils ont fait des petits, voir l’illustration suivante). Si je m’intéresse à la foi, et souvent autant à celles des autres qu’à la mienne d’ailleurs, c’est parce que j’ai l’impression que des réalités très éloignées du monde des Églises – du hooliganisme à la consommation compulsive de séries de Netflix, par exemple – expriment l’épuisement d’une civilisation au sein de laquelle même le tombeau de Dieu semble s’être vidé. Le fait que je sois moi-même pratiquant est une autre question, que j’aborderai peut-être un jour dans un texte précédé de cinquante avertissements afin de ne pas perdre la moitié de mes abonnés, mais que j’essaie de tenir à distance de mes analyses.

Qui aurait cru que ce serait cette newsletter qui vous tiendrait au courant des dernières tendances en matière de militantisme radical!


Un mot sans réelle consistance

Je voudrais, à ce stade, évoquer l’autre chose qui m’a titillé avec le titre de ce bouquin : bien que j’employasse moi-même fréquemment le terme de wokisme, par commodité de langage essentiellement, je ne suis pas absolument certain qu’il renvoie à une réalité. Mon hypothèse est qu’il amalgame des questions qui n’ont souvent pas grand-chose à voir les unes avec les autres. On le découvre d’ailleurs dans l'essai, qui aborde trois thèmes à mes yeux très différents : la théorie du genre, la théorie critique de la race (quel mot dégueulasse que la « race », tout de même) et enfin les diverses attaques contre la science au nom d’une « épistémologie du point de vue ».

Si les deux premières notions vous sont sans doute assez familières, entre prolifération des toilettes « dégenrées » et mise en accusation du « privilège blanc » ou du « racisme systémique », la dernière mérite davantage d’explications : il s’agit, pour faire simple, de critiques de la recherche de vérités objectives (le but de la science) au sein des universités, au motif que les résultats d’une équation ou d’une expérience en biologie exprimaient en général la position de dominants des chercheurs, blancs, quinquas, chauves et conducteurs de SUV (1).

Le progrès vient de frapper à Lausanne et il n’est pas bon marché (source: Watson).

 Et c’est là ma première réserve avec le bouquin : autant il me semble absurde et détestable de nier des réalités accessibles par les sens, comme le fait qu’un homme n’a pas de vagin ou que les filles sont meilleures en natation synchronisée que des beaufs poilus sur les épaules, autant la discussion sur les conditions d’émergence des vérités scientifiques peut être utile. Quels étaient les intérêts, par exemple, de ceux qui nous juraient – études à l’appui – au début du Covid que les jeunes n'étaient pas moins touchés que les octogénaires ? De telles questions méritent toujours d’être posées, surtout si elles gênent. Qu’on les pousse jusqu’à concerner les intérêts des chercheurs ne me paraît donc de loin pas scandaleux.

Tout ceci m’amène à ce constat : créer une unité artificielle entre des combats aussi divers que le nouvel antiracisme, le transsexualisme de masse et l’épistémologie « situationnelle », comme le fait l’auteur, n’est pas sans danger : cela revient à renforcer la position de l’adversaire, qui ne cherche rien tant que créer des synergies entre des luttes plus ou moins fantasmées : c’est la fameuse « intersectionnalité » qui fait que Che Guevera, demain, sera remplacé par un bodybuilder soudanais enceint et lesbienne sur les murs des adolescents de gauche.

L’ombre du protestantisme


Mais cette notion de « religion woke », alors, de quel chapeau l’auteur la sort-il ? Eh bien il démontre (avec une certaine efficacité je dois l’avouer) comment le wokisme, avec ce qu’il suppose de séquences d’expiation collective des péchés (racisme, homophobie, transphobie, classisme, validisme etc.), prospère sur le terrain d’une société en proie à une déchristianisation rapide. Il serait, à ce titre, la nouvelle religion des élites, d’autant plus heureuses de faire leur examen de conscience en public que cela leur permet de démontrer leur supériorité morale.

Éveillées, ces dernières percevraient à présent les « injustices systémiques » tandis que l’homme ordinaire, à la différence de l’infirme après sa rencontre avec Jésus dans l’Évangile de Jean (9 : 25), ne peut pas encore affirmer « j’étais aveugle et maintenant je vois » devant ses juges. C’est ce qui fait qu’un woke peut s’intéresser à des trucs hyper chiants, comme des représentations théâtrales sur le thème des règles, tandis que l’homme du commun se contenter de descendre quelques bières devant le catch. Spoiler : je suis un bonhomme très ordinaire quand je lâche le clavier.

Séance de lecture de la drag queen Tralala Lita devant des écoliers dans une bibliothèque valaisanne. Un nouveau visage du progrès analysé dans la nouvelle édition de mon journal «Le Peuple» .

En fait, le fond du problème, pour le sociologue que je suis un peu malgré moi, vient du fait que l’auteur procède uniquement par analogie quand il parle de « religion », notion qui figure pourtant dans le titre de son livre. On peut évidemment établir à l’infini des parallèles entre la nouvelle « religion universitaire » (p. 51) et celle qui, pendant 2000 ans, a permis de construire une civilisation admirable. Cela ne suffit toutefois pas à faire de l’abandon de la raison qu’il fustige un ensemble cohérent, avec un calendrier, des rites de passage et une espérance de salut. Il y avait une rationalité paradoxale dans la folie chrétienne.

En outre, force est de constater que la déraison moderne détruit tout – ou crée tout au plus des pantoufles pour enfants en formes d’étrons – quand l’ancienne bâtissait des cathédrales. Pour justifier l’emploi du terme de « religion », on aurait pu attendre autre chose qu’une simple dénonciation du procès fait à l’intelligence par les militants transgenres les plus radicaux ou issus de l’antiracisme différentialiste. Je pense que s’exprime ici le positivisme de Jean-François Braunstein, dont l’expertise en théologie ou même en science des religions me semble assez douteuse.


Ceci, mes amis, s’appelle la mort d’une civilisation.

Du reste, on le voit souvent hésitant au niveau de l’origine « sacrée » qu’il souhaite attribuer à son objet d’étude : tantôt il le place en héritier d’un protestantisme libéral en décomposition, tantôt en nouveau développement de la gnose, « cette hérésie chrétienne du IIème siècle qui considère que le corps, comme le monde, c’est le mal dont il faut nous libérer » (P. 116). Cette ambiguïté ne sert assurément pas son propos, tant est grande la distance qui sépare une religion qui juge le réel comme l’œuvre d’un mauvais démiurge et le christianisme « orthodoxe », si j’ose dire, qui estime que ce monde a tout de même suffisamment de dignité pour que le Fils de Dieu y soit venu boire quelques canons avec ses potes.


Pas une religion, une mode

Qu’est-ce que ce mauvais vent qui flotte sur les sciences humaines, alors, si ce n’est pas une religion ? Je crois que c’est Soljénitsyne (2) qui y répond le mieux, dans son fameux discours de Harvard en 1978, d’ailleurs cité dans la dernière page de l’essai. Voici ce que nous dit l’écrivain russe, qui a cassé suffisamment de cailloux au goulag dans sa vie pour avoir davantage le droit d’ouvrir sa gueule qu’une militante cliente d’honneur chez Starbucks : « L’esprit de vos chercheurs est bien libre, juridiquement, mais il est investi de tous côtés par la mode. Sans qu’il y ait, comme à l’Est, violence ouverte, cette sélection opérée par la mode, ce besoin de tout conformer à des modèles standards empêchent les penseurs les plus originaux d’apporter leur contribution à la vie publique et provoquent l’apparition d’un dangereux esprit grégaire qui fait obstacle à un développement digne de ce nom. »

Grégarisme, voilà le mot. Si des personnes en viennent à affirmer que la différence sexuelle peut être dépassée, et que le réel (qui impose la répartition de l’espèce humaine entre le genre féminin et le genre masculin) n’a plus d’importance (3), ce n’est pas parce qu’elles y croient, mais parce qu’elles sont largement incitées à faire semblant. Comme dans tout totalitarisme. On me dira que cette imposition de croyances irrationnelles caractérisait aussi le christianisme ou des religions préchrétiennes : pour ma part, je ne pense pas que le parallèle soit fécond, en ce que notre civilisation s’est longtemps contentée d’une adhésion de façade de ses membres – une orthopraxie – alors que le monde qui vient, comme dans 1984 d’Orwell, exigera réellement de vous que vous pensiez que les hommes aussi ont leur règle ou que deux et deux peuvent faire cinq, si c’est ce que dit le camp du progrès. En outre, une religion qui racontait l’histoire d’un mec qui a marché sur l’eau se présentait dès le but comme un défi porté à la raison (3), alors que chaque nouveau développement de la doctrine transgenre prétend s’appuyer sur la science. D’où le développement continu de branches fondamentalement militantes comme les études postcoloniales, les études de genre et autres fat studies etc.

On se détend

A ce stade, je vous propose que l’on fasse retomber un peu la pression avec une anecdote issue de la période où j’étais rédacteur en chef dans un média classique. J’avais un collègue que j’aimais beaucoup et que j’avais envoyé faire le portrait d’un candidat à une élection. Il s’agissait manifestement d’un homme en dépit d’un IMC situé quelque part entre Bilal Hassani et Brigitte Macron. Le mec se définissait comme « non-binaire » et mon collègue, que de telles catégories dérangeaient moins que moi, avait réussi à fait tout son reportage sans que sa langue ne fourche, usant du « iel » et de toute la novlangue qu'il avait à sa portée.

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Saluons la bonne volonté de ce collègue que j'avais consciemment envoyé sur un désaxé, en bon enfoiré que je suis.

Enfin, « presque » tout son reportage, puisqu’il avait lâché malgré lui un « il » à la toute fin pour désigner notre baudruche, poilue du menton en l’occurrence. C’en était trop pour le futur élu, qui s’était estimé brutalement « mégenré » et qui nous avait adressé un message extrêmement froid, mais poli, faisant état de la grande souffrance qu’avait suscité chez lui le fait que l’on puisse le prendre pour un homme. Sa barbe étant, comme chacun le sait, l’attribut classique de la jeune fille prépubère.

La haine du réel à l'âge du métaverse

On me prend parfois pour un quadra, que je ne suis pas encore. On me prend parfois pour un con, que je suis souvent. Mais en aucun cas, de telles observations, même erronées, ne me mettent dans un tel état de rage. Comment expliquer, dès lors, la colère du protagoniste du reportage de mon ancien collègue ? Je crois qu’il s’agissait avant tout de reprocher à mon camarade, malgré tous ses efforts, d’avoir gardé un pied dans le réel, et d’accorder une certaine importance au corps. Comme le dit Braunstein (p. 105), « nous sommes désormais forcés d’entrer dans (un) monde d’illusions, sans quoi nous serons qualifiés de transphobes ». Se fier à l’apparence d’une personne est désormais répréhensible et c'est ce qu'avait expérimenté mon copain, d'ailleurs lui-même militant LGBT.

Je crois que c’est là le point crucial du bouquin, et sur lequel l’auteur aurait dû insister davantage : Il n’y a pas de croyance farfelue qui se déploie fatalement dans la société comme un virus dont on ignore l’origine, juste des intérêts défendus par des personnes qui ont le pouvoir économique. Ce dernier, aujourd’hui, n’est plus sur un trône ou au Vatican, mais chez les ténors de la Silicon Valley. Si des idéologies censées être radicales veulent aujourd’hui s’affranchir du corps, et vous reprocher de vous fier encore au réel, c’est qu’il y a une hyper-réalité à construire pour vous : un monde de substitution où vous vous aimerez par écrans interposés, où vous rêverez dans le métaverse et où vous n’aurez pas besoin de rencontrer des gens, par exemple au magasin, pour choisir vos carottes. Le corps, à ce titre, est l’ennemi à abattre et déclarer qu’un pénis peut être un organe sexuel féminin, comme le fait l’université de Caroline du Nord, participe de cette grande déréalisation. De même que ceux qui jurent qu'un homme peut avoir ses règles.

Croyez à notre délire, ou nous devrons considérer votre attitude comme une violence sexuelle.

En faisant du chrétien le membre d’un corps mystique, celui du Christ, l’antique religion chargeait notre enveloppe charnelle, et donc le réel, d’une certaine respectabilité. Même s’il s’agissait de la surmonter. Il était bon que nous vivions, que nous buvions et, à certaines conditions, que nous passions du bon temps au plumard ou contre la machine à laver. Il n’y aura rien de tel dans le monde qui se met en place sous nos yeux. L’alcool sera banni pour limiter les risques de violences domestiques, le fait de respirer crèvera la couche d’ozone et le sexe, quand il sera encore toléré ne devra surtout pas déboucher sur la naissance d’enfants.

L'opposition, et Braunstein le dit bien, n'est aujourd'hui plus entre conservateurs et libéraux, entre croyants ou athées. Quelle que soit la source de notre sens commun, nions énergiquement l'hyper-réalité militante et réjouissons-nous de nous amuser davantage que les néo-puritains. On ne peut pas, comme Braunstein, dénoncer l’épuisement civilisationnel et regretter que les petits wokes ne croient plus au progrès (p. 252). Nous n’y croyons plus non plus. Nous allons dans le mur et c’est pourquoi il nous faut rire en contemplant l’effondrement. Le mensonge, cependant, ne doit plus passer par nous.

Notes:

1 ) Cela ne change rien au fond de la question de l’objectivité des sciences, à mes yeux, mais je trouve significatif que la situation privilégiée des chercheurs soit en général attribuée à leur genre ou à leur couleur de peau, et finalement assez peu à leur classe sociale. C’est une observation qui me conduit à juger assez grotesque le terme, que trouve souvent dans la littérature de droite, de « néo-marxisme » pour désigner ces attaques contre la raison.

2) Je ne tiens pas l’auteur russe pour un immense humoriste, mais ça me fait toujours marrer de penser à lui parce que j’ai à la maison un bouquin où Limonov, autre écrivain issu du bloc soviétique, décrit les pratiques sexuelles plutôt dynamiques auxquelles il aimait s’adonner en regardant son compatriote exilé à la télé. L’extrait que je cite ici se trouve en page 38 du « Déclin du courage », dans l’édition 2020 des « Belles Lettres ». Un livre trop cher pour sa taille, mais indispensable.

3) Telle est le sens de l’idée selon laquelle le genre, fille ou garçon serait « assigné » à la naissance, donc le fruit d’une décision et non plus d’une observation.

4) 1 Corinthiens 3:19 dit d’ailleurs que « la sagesse de ce monde est une folie aux yeux de Dieu », ce qui pose tout même un peu le programme.

Que Dieu nous garde,
Raphaël Pomey


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