Comment s’amuser au musée
Bonjour à tous,
Longtemps, les musées m’ont donné sommeil.
Le scénario était toujours le même :
Un matin : "- Tiens, j'ai envie d'aller au musée !"
Après avoir affronté les transports, les queues, les vestiaires, les toilettes (atteindre les toilettes est toujours une aventure en soi, dans les musées), enfin j'arrivais dans les grandes salles de sculptures et tableaux.
C'était l'éblouissement.
"Comment un être humain a-t-il pu fabriquer ça ??? Au Moyen-Âge, avec les outils de l’époque, les épidémies et la famine !!"
J'éprouvais une sincère admiration pour ces "génies" qui avaient sculpté et peint tous ces apôtres, ces rois, ces martyrs, ces bâtiments, animaux, et paysages, malgré leurs tristes conditions matérielles.
Un sac de ciment sur la tête
Mais voilà qu’à la deuxième ou la troisième salle, l'ennui me tombait dessus comme un sac de ciment.
L'enthousiasme s’évaporait aussi vite qu’il était arrivé. Avec effroi, je considérais les centaines, peut-être les milliers de tableaux qu’il me restaient à voir avant de retrouver l'air libre, le soleil, la liberté.
J'avais chaud. Mes pieds enflaient. Surtout, mes paupières pesaient une tonne et j'éprouvais un besoin urgent de m'asseoir, de m'allonger !
La soif aussi, était terrible. La cafétéria du musée se présentait à mon imagination non plus comme une affreuse cantine, mais comme un asile, un hâvre, un eldorado. Mes narines frémissaient à l’odeur du café lyophilisé. Youpi, une pâtisserie industrielle, une viande au micro-onde, une boisson sucrée, des chips !!! Et adieu les grands maîtres d’autrefois.
Que s'était-il passé ??
J’avais tout fait pour m’intéresser
J'avais fait de monstres efforts pour m'intéresser.
J'avais essayé d'écouter l'audioguide (du moins, les cinq premiers tableaux) ; et j’avais lu consciencieusement les notices pour essayer de comprendre.
Essayer de comprendre ???
C’était justement là le problème.
Des années plus tard, j’ai compris que les notices dans les musées, comme les explications des guides touristiques, ne permettent pas de comprendre, et encore moins d’apprécier les tableaux.
Prenez, par exemple, la notice d’un de mes tableaux préférés :
"Rembrandt, Harmensz. van Rijn dit aussi , Rembrandt (Leyde, 1606 - Amsterdam, 1669). Titre : Le Philosophe en contemplation (longtemps appelé aussi Philosophe en méditation). Hauteur : 28 cm ; Largeur : 34 cm. Huile sur bois. Ancienne collection royale. Ce tableau fut commandité par Joseph Rigaud, dit aussi Comte de Vaudreuil. Il représente deux figures dans un intérieur, avec escalier hélicoïdal. Il est typique des clairs-obscurs des écoles du Nord.”
Je vous dirai à la fin pourquoi les notices des musées sont faites ainsi. Mais avant cela, nous allons voir comment “lire” ce tableau, pour en apprécier la prodigieuse richesse :
Apprécier "Le philosophe" de Rembrandt à sa juste valeur
Dans ce tableau du philosophe, on est d’abord fasciné par la lumière jaune et sale qui tombe sur ce vieil homme qui semble dormir. Mais non, il ne dort pas, il médite, les yeux clos. On mesure à sa posture le puits sans fonds de la sagesse qu’il a accumulée durant ses longues années. Si “philosopher, c’est apprendre à mourir”, il est évident que notre savant est prêt. Il a atteint le but de sa quête. Il est prêt à s’en aller, dans une profonde sérénité.
Il faut se représenter que le tableau est encore plus sombre en vrai, qu’il ne paraît à l’écran. L’œil a besoin de plusieurs minutes pour s’adapter aux ténèbres et distinguer les détails. Le personnage à droite, qui attise un feu, est à peine visible : en fait, on ne le voit pas avant un long moment.
Mais plus on contemple ce petit tableau, à peine plus grand qu'une carte postale, plus on a l’impression de s’y enfoncer comme dans une fosse sous-marine, ou dans les oubliettes obscures d’un château fort. Le vertige vous gagne, renforcé par la spirale de l’escalier en forme de vortex, et vous comprenez combien de force émane de ce philosophe, paupières closes et mains jointes, qui parvient à rester immobile, calme et pénétré dans sa silencieuse prière, malgré l’attraction terrible de l'abîme. On le sent plein d’amour et de bonté, sentimental, même, malgré la porte basse et cintrée derrière lui qui ajoute encore à l’atmosphère oppressante : certainement elle mène elle aussi vers des souterrains, symboles de l’inconscient, de l’enfer.
Car c’est le privilège du Vieux Sage que d’être habité par la joie de l’enfant malgré ses connaissances et sa longue vie qui ne peuvent lui laisser ignorer la souffrance.
L’escalier en colimaçon n’est pas seulement un vortex qui emporte tout. C’est un symbole du progrès, marche après marche, vers la connaissance, vers la lumière et la transfiguration.
La spirale de l'escalier permet en effet de percevoir le chemin parcouru. Jeter de réguliers regards en arrière est une condition nécessaire du progrès spirituel. Le symbole de l’escalier rappelle aussi le symbole très ancien de l’échelle de Jacob, qui relie la terre au ciel. Il s’agit d’un épisode célèbre de la Genèse où le patriarche, qui prendra plus tard le nom d’Israël, rêve d’une échelle qui monte jusqu’au paradis, et le long de laquelle des anges montent et descendent. Ces anges représentent nos oscillations continuelles entre des pensées élevées, une aspiration vers la beauté, la perfection, et des pensées terre-à-terre et des désirs prosaïques. Quant au bonhomme qui attise le foyer sur la droite, c’est bien sûr le symbole de celui qui tient allumée la lampe de l’espoir, malgré les ténèbres qui cherchent à l’étouffer.
Approcher d’un tableau de Rembrandt
Sur le plan pratique : quand vous approchez d’un tableau de Rembrandt, il faut commencer par coller le nez dessus pour voir les couches de matière qu’il a appliquées sur ses toiles comme avec un couteau, qui forment des boules et des reliefs. C’est une peinture extrêmement charnelle, Rembrandt représentant mieux que personne les fourrures, les ors, les pierreries, les riches étoffes brodées qui scintillent dans une mer de sombres nuances de bruns et d’ocres, qui vont jusqu’au noir le plus obscur. Si le gardien ne vous regarde pas, vous pouvez effleurer le panneau de vos doigts pour sentir la matière. C’est interdit par les musées, mais c’est comme ça que font les experts.
Une fois rempli de ces sensations procurées par la proximité de l’œuvre, reculez de quelques pas pour en apprécier l’effet global. Le chaos des teintes et des textures se change miraculeusement en une scène d’une grande netteté, plus réaliste et vivant encore que si c’était une photo ou un film.
Chez Rembrandt, les personnages, pris sur le vif, n’expriment pas, comme chez son contemporain Frans Hals, une émotion passagère, mais au contraire révèlent les plus intimes secrets de leur âme. Ils sont porteurs des vérités les plus ancrées et lourdes à porter. En prenant ce recul, on passe de la matérialité la plus incarnée à la plus profonde spiritualité.
La posture, le port de tête, le regard bien sûr, le mouvement du doigt, la position des mains et surtout l’éclat du regard… ces peintures assènent à tous ceux qui en douteraient qu’un homme n’est pas un animal. Les peintures de Rembrandt sont les plus redoutables défis lancés aux sceptiques qui doutent que l’homme ait une âme.
Noblesse, dignité, retenue : les personnages sont graves, concentrés, mais leur vie intérieure est si intense qu’elle les rend aussi vivants que les petits patineurs insouciants si souvent peints par les autres peintres hollandais de son époque.
Les choses de votre vie qui vous relient au tableau
On aime encore plus un tableau quand on ressent un lien personnel avec lui. Il se trouve que ma famille vient de Leyde, la ville où naquit Rembrandt. Lire le nom de cette ville sur l’étiquette est déjà associé à mille souvenirs : le froid, les canaux, les patins à glace, les vélos, les poffertjes (petites crêpes soufflées couvertes de beurre fondu et de sucre glace), les petites maisons avec des pignons en cloche ou escalier, la vieille université, l’accent hollandais qui racle la gorge…
Je vois ensuite Amsterdam, le grand hôtel de ville, la gloire de Rembrandt, sa maison bourrée de trésors, son épouse Saskia bien connue car souvent représentée dans ses peintures, et sa chute dans la misère la plus noire à la fin de sa vie…
J’éprouve donc, déjà, des sentiments très contrastés, tristes et joyeux, renforcés par le fait que Rembrandt était très pieux mais d’une mère catholique et d’un père protestant, donc déchiré dans un pays déchiré. Je peux, ou du moins j’imagine que je peux, me représenter en partie son drame intérieur, et donc ce qu’il a essayé d’exprimer par sa peinture.
Dans mon esprit se bousculent tous les autoportraits de Rembrandt vieil homme, où la mélancolie, la souffrance mais aussi la profonde sagesse et l’éclair de vie, sont toujours présents. Je suis envahi d’un sentiment de respect religieux devant un artiste qui a produit tant d’œuvres de portée spirituelle immense. Bref, le seul nom de Rembrandt suffit à me plonger dans une méditation qui me fait quitter les pesanteurs de la vie.
A ce moment-là, tout disparaît : fatigue, soif, pieds qui gonflent, préoccupations. J’ai l’impression que le tableau est plus important, plus significatif, que les plus pressants sujets de l’actualité, pourtant angoissante. J’entre dans un état de conscience modifiée, de quasi-hypnose, où le temps est suspendu. J’ai l’impression de pouvoir me figurer, comme le philosophe, cet état où l’on est enfin arrivé, où on cesse de courir après des illusions, où la vie peut enfin s’arrêter sur l’essentiel, sur l’éternel.
Tout ceci, je vous le partage, mais vous comprenez que ce sont des choses qui me sont personnelles. C’est mon témoignage, issu de mon expérience particulière de la vie et des années que j'ai passées à lire, réfléchir, regarder des tableaux, pour sentir, finalement, une vraie joie naître en moi. Un autre que moi éprouvera forcément autre chose.
Ce qui me permet de revenir à cette fameuse notice, si assommante. Il ne faut pas en vouloir à ses auteurs. Car la notice n’est pas faite pour vous aider à passer un bon moment devant le tableau. Ce qui se passe en vous ne concerne que le peintre et vous. Les historiens de l’art n’ont pas de rôle à jouer dans cette expérience intime.
Un travail de fonctionnaire des bibliothèques
Rédigée par des fonctionnaires du Ministère de la Culture, le but des notices des tableaux est administratif : répertorier, classifier, archiver les œuvres.
Car les musées ne sont pas faits pour nous amuser, ils sont là pour conserver, dans les meilleures conditions possibles, les objets d’importance historique.
C’est pourquoi les directeurs de musées sont appelés des “conservateurs”. Leur rôle n’est pas d’instruire le public. C’est aussi la raison pour laquelle l’essentiel des collections des grands musées ne sont pas accrochées aux murs mais bien en sécurité dans des salles d’archives :
Le Louvre expose 36 000 œuvres mais en conserve 500 000 dans ses caves.
L’Ermitage de Saint-Petersbourg expose 60 000 œuvres et en conserve 3,2 millions.
Le British Museum expose 50 000 œuvres mais en conserve 5 millions !
Ce n’est pas un scandale, c’est logique. C’est la fonction des musées.
Pour s’amuser au musée, il faut s’éduquer l’œil et l’esprit, ce qui est le travail de toute une vie, qu’aucun administrateur des musées ne peut faire à notre place.
La contrepartie est que la joie qu’on éprouve alors est infiniment plus grande, subtile, profonde, durable, que celle des activités de loisir plus banales.
Vincent