6 juin 2023 • 9 minutes de lecture
La Pietà de Michel-Ange
Chère lectrice, cher lecteur,
Avec la Joconde de Léonard de Vinci, la Pietà de Michel-Ange est sans doute l’œuvre d’art la plus connue au monde :
La question est de savoir : pourquoi ?
Beaucoup d’autres statues paraissent tout aussi impressionnantes que la Pietà, voire plus.
Dans l’Antiquité grecque (400 ans avant Jésus-Christ), des sculpteurs savaient déjà faire des statues phénoménales, telle que celle-ci :
Elle représente Laocoon, un Troyen. Selon la légende, il se trouvait sur la plage avec ses jeunes fils, lorsque deux horribles serpents sortirent de la mer pour les dévorer vivants. Sur l'image, vous voyez une reproduction faite par les Romains plus tard (1er siècle après J.-C.) mais on sait qu'une statue semblable, sans doute encore plus belle, avait été faite des siècles auparavant par les Grecs.
Il se trouve, dans une église de Naples, une statue paraissant encore plus délicate :
Et il y a toutes les statues extraordinaires de Bernini, qu'Elon Musk est allé admirer à Rome :
Pourquoi, donc, la Pietà de Michel-Ange est-elle si connue ?
Si vous regardez dans les livres d’art, ou sur Internet, vous trouvez les explications suivantes :
"La Piétà a été commandée à Michel-Ange qui avait à peine 20 ans."
Il est vrai que c’est impressionnant. La plupart d’entre nous dessinons toujours des bonshommes-patates à un âge avancé. Mais l'âge de Michel-Ange ne peut expliquer en lui-même le succès de cette œuvre car beaucoup d'artistes ont été très précoces ;
"Michel-Ange est allé choisir lui-même son bloc de marbre, dans les mines de Carrare. Il a choisi une couleur qui rappelle celle d’un cadavre pour mieux représenter le Christ mort !"
Cela témoigne d'une admirable conscience professionnelle. D’un autre côté, choisir son bloc de marbre à Carrare paraît être la moindre des choses quand on se lance dans un projet si ambitieux. C'est ce que faisaient la plupart des grands sculpteurs, même ceux qui n'habitaient pas l'Italie, comme la plus grande gloire de la sculpture française, Pierre Puget.
"C’est la seule statue de Michel Ange sur laquelle il a gravé sa signature !"
Bon. Personnellement, cela ne me fait ni chaud ni froid...
"Michel-Ange a travaillé 20 heures par jour pendant un an pour faire cette statue. Il a poli sa statue à la pierre ponce jusqu’à ce qu’elle brille dans l’obscurité de la chapelle où elle devait être placée dans la Basilique Saint-Pierre de Rome !"
Là encore, on peut être impressionné par les délais de fabrication de la Piéta et la qualité de la finition. Mais cela n’explique pas en soi la valeur artistique phénoménale de cette œuvre.
Et comme les commentaires s’arrêtent là, je vous propose les réflexions suivantes, plus personnelles :
Avant de chercher à connaître la date (1498), l’auteur (Michel-Ange), la matière (du marbre) et d’examiner les détails techniques, il me paraît important de commencer par regarder de quoi il s’agit.
Piétà veut dire "pitié", parce que c'est une sculpture qui est censée nous inspirer de la pitié pour cette femme qui tient son fils mort couché sur ses genoux.
Mais quelle pitié éprouvons-nous ?
Cette femme semble triste mais pas désespérée.
Elle tient son fils comme un bébé : on sent qu'elle avait l’habitude de le tenir ainsi pour l'allaiter.
Et de fait, comme il s’agit de Sainte-Marie, nous avons eu l’habitude de la voir, si souvent, donnant le sein à l’Enfant-Jésus :
Cette représentation, si fréquente dans les icônes, les tableaux, la sculpture, de la Vierge à l’Enfant, est une évocation tout-à-fait classique et universelle de la maternité.
Quoi de plus émouvant, en effet, que de voir un bébé téter sa mère ?
Il y a donc quelque chose de beau, mais oserais-je dire, de banal dans l'image d'une mère avec son enfant.
Le fait de choisir, cette fois, de représenter la mère tenant son fils arrivé au terme de sa vie constitue donc un renversement de perspective.
La Pietà est donc le symbole symétrique et inverse de la Vierge à l’Enfant :
Au lieu d’un être plein de vie, symbole d’avenir et d’espérance, c’est un lourd cadavre que la mère tient sur ses genoux, qu’il va désormais falloir enterrer.
L’espoir s’est envolé, la vie est terminée. La mère ne peut plus douter de la certitude de son malheur sous le poids écrasant de ce corps défunt.
Pourquoi sommes-nous touchés, émus, à la vue de cette statue, et non écœurés, repoussés par ce qui pourrait, à première vue, être le plus grand symbole de l’absurdité de la vie, l’inanité de l’aventure humaine qui, toujours, se termine de la même manière : dans la tombe ?
C’est la question qui me paraît la plus terrible, tragique, menaçante, devant la Pietà.
Et pourtant.
Guettez ce qui se passe dans les profondeurs de votre âme, quand vous la regardez. Ce ne sont pas des sentiments violents qui dominent : pas de révolte, de désespoir, de renoncement.
Au contraire, il y a une forme de douceur, une joie calme qui ressemble à une petite lumière qui s’allume dans l’obscurité, ou peut-être à l’aurore qui point à l’horizon, et annonce le lever du jour.
D’où ce sentiment provient-il ?
Il provient de recoins enfouis de notre inconscient, qui recèle des choses bien vivantes en nous, que nous ne ressentons pas et ne comprenons pas, et qui pourtant existent et nous irriguent.
Tout se passe comme si nous comprenions, très profondément, intuitivement, des choses que notre tête ne comprend pas, ou a l’impression de ne pas comprendre.
C’est que la Pietà symbolise une réalité atroce et grandiose, à laquelle nous sommes tous confrontés : en donnant la vie, nous donnons forcément la souffrance et la mort, et pourtant il n'y a rien de plus grand, de plus héroïque, de plus phénoménal.
A première vue, le contrat qu'on nous propose en commençant à vivre paraît plutôt désavantageux : quoi que nous fassions, cela se terminera par la mort.
Dans notre cas, on ne nous a pas laissé le choix. Mais quel dilemme, quelle responsabilité nous prenons, au moment de créer, d'engendrer !
Quand des parents donnent la vie à un être humain, ils savent qu'ils le condamnent, par avance, à la maladie, la vieillesse, la souffrance et la mort.
Mais c’est vrai, plus généralement de tout ce que nous créons : toutes nos œuvres, aussi durables soient-elles, comporteront des faiblesses, subiront des attaques et ultimement seront détruites.
C’est le principe d’entropie, qui veut que toutes les créatures, même les plus hautes montagnes finiront tôt ou tard par disparaître.
La première manière de réagir à cela est de refuser d’engendrer, de créer, ou même de vivre :
Puisque tout est voué à disparaître, autant ne rien faire, s'asseoir et pleurer.
On peut même, activement, détruire tout de suite un maximum de choses pour abréger des souffrances absurdes.
C'est le serial-killer d’Orange Mécanique, le Joker de Batman, les méchants psychopathes dans James Bond... Ils revendiquent toujours une forme de logique : mieux vaut une mort rapide qu’une longue agonie dans un monde où tout n’est qu’injustice et méchanceté.
Mais, très mystérieusement, les hommes se sont rendus compte il y a longtemps que, faire ce choix-là, loin d’apporter un soulagement, ne fait qu’empirer une situation qui était déjà, au départ, difficile.
Cette voie ne conduit pas à la sérénité espérée.
La voie qui ouvre vers la sérénité est l’attitude contraire :
Dans la tradition, il est raconté que Marie, dès le départ, comprend que, si elle accepte d’avoir un enfant, elle aura le cœur transpercé par sept glaives.
Cela symbolise toutes les souffrances différentes qui vont s’abattre sur elle et son enfant. Elle le sait, elle est prévenue, et pourtant elle accepte.
Cette acceptation peut paraître stupide. Elle peut même être décrite comme une forme de méchanceté, de cruauté : devant la certitude de la souffrance, renoncer à engendrer peut paraître une forme de générosité.
Par bonté, je ne vais pas mettre au monde de futurs malheureux.
Cette attitude peut se comprendre mais, mystérieusement encore une fois, tout se passe comme si l’expérience avait montré que c’était l’inverse qui était vrai : malgré toutes les difficultés que connaît l’alpiniste en escaladant sa montagne, difficultés qui auraient été aisément évitées s’il était resté tranquillement dans son lit, il finit par se reconnaître comme plus heureux après son ascension pénible.
Malgré toutes les difficultés que connaît l’entrepreneur, qui sait qu’il connaîtra des tracasseries administratives, des problèmes de toutes sortes, des plaintes de ses clients, peut-être même, au bout du compte, la faillite, ces avanies lui paraissent, rétrospectivement, avoir valu la peine, et lui avoir offert bien plus de choses que s’il était resté éternel étudiant.
Robinson Crusoé, suite à son naufrage et à toutes les catastrophes qui ont suivi, revient en Angleterre plein de sagesse et d’une expérience inestimable, de même qu’Hercule ressort des enfers transformé en héros invincible, en demi-dieu.
Comprendre qu’engendrer, créer, malgré la certitude des souffrances, de l’échec et de la mort, reste la voie unique qui nous mène vers la joie et la sérénité, est le message secret de la Pietà, et cela explique la fascination qu'elle exerce sur les esprits depuis des siècles.
C’est pour cela qu’elle nous touche, bien au-delà des caractéristiques techniques et artistiques, du plan en triangle et de la qualité du ponçage.
Maintenant, il est évident que le soin même que Michel-Ange a mis à sculpter cette statue est la plus belle illustration du message qu’il cherche à transmettre. En effet, la meilleure façon de créer, d'engendrer est de donner tout ce que nous avons.
Tout.
Toute notre énergie, tout notre temps, toutes nos ressources, tout notre savoir-faire, notre expérience, notre imagination et notre inspiration.
Plus notre sacrifice est grand, plus nous y allons “all-in”, plus l’aventure sera intense, passionnante au sens figuré comme au sens propre de “souffrante”, et donc instructive, “transformationnelle” disent aujourd’hui les gourous du développement personnel.
C’est évidemment ce qu’a fait ce fou de Michel-Ange, avec la fougue incontrôlable du jeune homme de vingt-ans exalté qu’il était, quand il s’est lancé dans un des plus grands projets artistiques de l’histoire de l’humanité. C'est son plus grand mérite.
Il s’y est mis à fond, et cela se voit. Son œuvre a contribué à révéler, à travers les âges, une vérité fondamentale : en acceptant par avance la destruction de ce que nous créons, mais en le faisant malgré tout, nous atteignons la sagesse et de la félicité.
Michel-Ange a utilisé un matériau durable, le marbre.
Durable, mais pas incassable.
Un homme a tenté de détruire la Piéta dans les années 1970. Quinze violents coups de marteau ont réduit en morceaux les mains, le nez, le bras.
On a néanmoins pu la recoller, et elle est désormais derrière une vitre blindée.
Mais personne ne s’en souvient aujourd’hui. Et tout le monde s’en moque, à vrai dire. Car le message de la Piétà n'a pas disparu.
Au-delà de la beauté absolue des proportions, la souplesse des drapés, la finesse des expressions, l'élégance du mouvement, il faut remarquer un détail étonnant sur cette statue.
Michel-Ange a choisi de représenter Marie exactement sous les mêmes traits que les Vierges à l’Enfant classiques, c’est-à-dire une toute jeune femme.
Ce n'est pas logique puisque le Christ, lui, a bien son âge (il est mort à 33 ans). Sa mère devrait approcher de la cinquantaine, et être représentée sous les traits d'une très vieille femme pour l'époque.
Michel-Ange avait donné l'explication à un ami qui lui avait posé la question. Selon lui, dans la mesure où la Sainte-Vierge avait vécu sans péché, il était normal qu'elle ait conservé, même à un âge avancé, des traits juvéniles. C'est donc peut-être cette même pensée qui a inspiré Oscar Wilde, pour écrire son célèbre romain, "Le portrait de Dorian Gray".
Vincent
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