David L'Epée
David L'Epée

14 mai 2023 7 minutes de lecture

Le pacifisme est-il un complot rouge-brun ?

Alors que certaines forces politiques en Europe tentent de freiner la fuite en avant de l’OTAN prétextée par la guerre russo-ukrainienne, les pacifistes se retrouvent diabolisés par les grands médias, accusés d’être à la solde de Moscou. Pourquoi ?

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Si je parle assez peu sur ce média de la guerre en Ukraine, c’est pour deux raisons bien simples : 1) je n’estime pas avoir de compétence particulière pour articuler sur le sujet une réflexion intelligente qui n’ait pas déjà été dite par un autre (et bien mieux que je ne l’aurais fait) ; 2) en temps de guerre une grande partie du public, matraquée par une propagande ou une autre, reste terriblement imperméable à la nuance, chacun ne pensant qu’à enrégimenter l’autre sous son étendard. Et comme j’ai le malheur d’avoir peu de goût pour les bruits de bottes et que l’idée de m’engager sous un drapeau qui n’est pas le mien ne m’enchante guère, autant vous dire que le dimanche je préfère aller marcher dans les bois que de m’amuser à départager les belligérants de l’arrière-front ouest-européen ! Je m’y suis essayé une ou deux fois sur ces pages mais ça n’a pas été très concluant.

Pour ceux qui voudraient, sans pour autant passer d’un catéchisme de guerre à l’autre, entendre un autre son de cloche sur la Russie, je ne peux que vous recommander le nouvel hors-série que nous venons de faire paraître à Éléments et qui est justement consacré à ce pays. Un sommaire très éclectique puisque vous pourrez y lire des plumes aussi différentes que celles de Jean Mabire, d’Alexandre Douguine, de Zakhar Prilepine (qui vient il y a quelques jours d’échapper à un attentat), de Pierre Gripari ou de… Gérard Depardieu ! L’occasion aussi de relire, pour ceux qui l’avaient raté à sa sortie, l’entretien qu’Edouard Limonov nous avait accordé à François Bousquet et moi peu de temps avant sa mort, lors de son dernier passage en France où il s’était rendu pour venir soutenir les Gilets jaunes.

Pour commander ce hors-série

Un numéro qui, sans surprise, fait grincer quelques dents là où précisément les dents grincent quand on refuse de s’aligner sur les directives de l’OTAN :

On se demande bien qui trahit qui dans cette histoire… A lire ça, le général de Gaulle aurait de quoi se retourner dans sa tombe ! Quant à se faire traiter de « revue de gauche anti-chrétienne », venant d’une grenouille de bénitier, c’est toujours un compliment bon à prendre ! Un compliment d’autant plus savoureux quand la grenouille en question a été durant des années directeur de rédaction de L’Incorrect, revue qui, contrairement à celle qu’il attaque ici, ne survit que grâce à ses actionnaires, comme le rappelait encore récemment un article de La Lettre A.

La couverture médiatique de ce conflit telle qu’elle s’affiche sur toutes les manchettes, on l’aura compris, est assez éloignée de la lecture que nous en faisons. Ainsi, en lisant Le Temps du 25 avril dernier, je n’ai pas pu réprimer un haussement de sourcil dubitatif. Un article, intitulé « Les tactiques du Kremlin pour encourager les antiguerres allemands » et signé Stéphane Bussard, s’adonnait sans filet à une des seules formes de complotisme autorisée dans la grande presse, le complotisme anti-russe. A en croire cet article, Poutine mènerait en Allemagne une vaste opération clandestine de financement des mouvements pacifistes en s'appuyant simultanément sur des partis d'extrême gauche et des partis de droite nationalistes. Alors certes, en temps de guerre, la chose n’est pas invraisemblable et je ne serais pas surpris outre mesure si on me le prouvait par A+B (il y a eu des précédents) mais la facilité avec laquelle les médias de grand chemin se précipitent sur cette lecture-là des événements est révélatrice d’un certain biais qui en dit long sur leur ligne éditoriale.

Lisons ensemble un passage de cet article :

« Marier l’extrême droite et l’extrême gauche allemandes dans une coalition antiguerre pour saper l’unité du front occidental contre la Russie. Tel est l’objectif que de hauts responsables et des stratèges du Kremlin ont cherché à atteindre en Allemagne, et pour lequel ils ont élaboré un plan d’action en été 2022. Les documents secrets datés de juillet à novembre 2022 obtenus par le Washington Post auprès d’un service de renseignement européen et corroborés par les services de renseignement de plusieurs pays occidentaux sont explicites. Publié le 21 avril, l’article démontre que le Kremlin vise à se greffer sur le mouvement pacifiste qui s’est jour outre-Rhin avec la politicienne d’extrême gauche du partie Die Linke Sahra Wagenknecht et le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD). La révélation a été largement reprise par les médias allemands. Le rapprochement entre ces deux extrêmes sous la bannière de la paix remonte à plusieurs mois. Mais il est encouragé par Moscou. Selon les documents, le Kremlin a ordonné à ses stratèges de se focaliser sur l’Allemagne, pays clé au sein de l’Union européenne.

Lors de récentes manifestations, Sarah Wagenknecht a fait des déclarations sans ambiguïté : “Nous ne voulons pas que l’Allemagne soit impliquée de façon plus forte dans cette guerre.” […] Cette politicienne originaire de l’ex-RDA s’est déjà distinguée en appelant, avec son amie la journaliste Alice Schwarzer, à ne plus livrer d’armes à l’Ukraine et à entamer des négociations avec le président russe Vladimir Poutine. Son manifeste pour la paix a suscité des réactions virulentes. […] “Quant à Sarah Wagenknecht, elle n’a pas besoin de l’aide russe. Elle a déjà forgé sa propre conviction” [déclare Jörg Lau, responsable des questions internationales à Berlin pour l’hebdomadaire Die Zeit]. Mais le journaliste de Die Zeit le reconnaît : “Si Sahra Wagenknecht devrait créer un parti national-populiste, il aurait un vrai potentiel d’attraction auprès des électeurs des deux extrêmes sur l’échiquier politique.” »

Sahra Wagenknecht, en effet, pourrait bien être la candidate idéale s’il s’agit de réconcilier les souverainistes des deux rives (pour reprendre une expression chère à la revue Front Populaire), réconciliation qui serait, cela va sans dire, le pire cauchemar des élites berlinoises et du camp européiste et altantiste. Interviewé le 16 novembre dernier sur Breizh Info, Benedikt Kaiser, figure de la Nouvelle Droite allemande, reconnaissait qu’il existe « de grands chevauchements entre le monde des idées de Sahra Wagenknecht et l’AfD (de l’Est), ce qui est susceptible d’augmenter l’inquiétude au sein de l’AfD », laquelle pourrait bien un jour prochain se faire dépasser sur sa gauche… Il y a quatre ans, au moment où on commençait beaucoup à parler de son mouvement politique Aufstehen, j’avais eu l’occasion d’en dire quelques mots et je n’ai pas changé d’avis à son propos.

Si, dans un pays comme l’Allemagne, qui fut si longtemps (et demeure dans une certaine mesure) à la pointe de l’impérialisme, on peut voir se développer, à gauche comme à droite, une dynamique de résistance à cet impérialisme, c’est assurément une très bonne nouvelle. Et aux bons bourgeois qui reprocheraient à cette dynamique d’être portée par des mouvements socialistes ou nationalistes, on aurait envie de répondre : et vous ? pourquoi ne résistez-vous pas vous aussi ? Ce n’est certes pas du côté des démocrates-chrétiens qu’il faut attendre un sursaut… ni même du côté des Verts qui ont troqué le vert riant des pâturages pour le vert-de-gris des uniformes militaires ! Le 9 septembre 2022, sur le site Makroskop, le sociologue Wolfgang Streeck expliquait :

« Les Verts incarnent sans conteste l’aile la plus belliciste du monde politique allemand. Qu’ils représentent une génération épargnée par le service militaire, contrairement aux pacifistes méprisés d’antan, donne une saveur particulière à leurs interminables expressions de gratitude et d’admiration pour les courageux Ukrainiens qui “défendent nos valeurs” au péril de leur vie, dans le cadre d’un strict service militaire obligatoire. […] L’envoi d’armes et le spectacle de leur utilisation depuis la sécurité de leur salon (on ne compte plus les tweets allemands jubilatoires, expédiés depuis un fauteuil, qui relatent les exploits de l’artillerie ukrainienne frappant des cibles russes) s’accompagne de l’assurance presque quotidienne que l’OTAN – et donc l’Allemagne – n'enverra jamais de troupes sur le terrain, où les Ukrainiens “se battent et meurent pour nous tous”. »

Les Verts ont choisi leur camp, tout comme les autres partis de la bourgeoisie allemande. Michel Onfray n’avait pas tort, dans son grand débat avec Houellebecq l’an passé, de mettre en doute le bien-fondé de sa germanophilie. « Je crois, cher Michel, lui disait-il, que le péril de l’Europe, c’est l’Allemagne, ce pays qui a toutes vos faveurs et qui est quand même un incroyable rouage de transmission de la machine américaine. » Quant aux rares qui là-bas résistent, c’est leur faire un bien mauvais procès que de leur reprocher de faire le jeu de la Russie. Le pacifisme serait-il devenu une opinion si dévoyée qu’on ne puisse y voir autre chose qu’une manipulation ? Ne pourrait-on pas concevoir qu’il existe, en Allemagne comme dans toute l’Europe de l’Ouest, des millions de gens qui, sans servir la soupe ni à Poutine ni à Zelensky, aimeraient que leurs élus cessent de se compromettre dans une guerre qui n’est pas la leur et leur demandent d’utiliser plutôt leur autorité ou leur influence pour promouvoir la paix et non pas pour entretenir ce conflit meurtrier ? Qu’est-ce qui nous permet de penser que Sahra Wagenknecht n’est pas, elle aussi, une pacifiste sincère ?

La question du pacifisme est décidément le grand impensé de cette guerre. Nous en reparlerons.

 

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David L'Epée
Lancé il y a 1 an

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  1. Juju Dahou
    "en appelant, avec son amie la journaliste Alice Schwarzer, à ne plus livrer d’armes à l’Ukraine et à entamer des négociations avec le président russe Vladimir Poutine" La position des "pacifistes", consite donc, comme vous l'écriver vous-même noir sur blanc, à empêcher qu'un pays victime d'une guerre d'agression de son voisin 20 fois plus puissant puisse se défendre et à le forcer à négocier avec son agresseur qui sera en position de force pour lui imposer ses conditions. C'est vraiment TRÈS SURPRENANT que ce genre de "pacifistes" soient assimilés à des soutiens implicites de Poutine. Mais oui, comment se fait-il que des gens qui défendent une position qui va à 100% dans le sens de la Russie soient accusés d’être à la solde de Moscou ? MAIS QUELLE SURPRISE !!!!
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